Mot-clé - Transmission

11 déc. 2023

Pour un exercice scolaire en informatique

Bien entendu, le plus important en informatique, c’est d’apprendre à s’en servir.

FabH.jpg

Même pour ce seul objectif, et surtout pour ce seul objectif, on peut essayer d’imaginer des exercices formateurs à la hauteur de l’enjeu et de l’universalité de l’outil.

Un exemple est fourni via les liens suivants pour téléchargement :

http://cariljph.free.fr/exemple/Xpe.pdf

http://cariljph.free.fr/exemple/ParallXpe.zip

Le premier lien pointe sur un article de recherche expérimentale sur la programmation du parallélisme sur ordinateur de bureau.

Le deuxième lien pointe sur un dossier compressé contenant les logiciels développés dans divers langages pour réaliser les expériences décrites dans l’article.

Extrait de ce qu’un élève peut en apprendre par lui-même à partir de quelques bonnes questions :

  • comment rédiger un article technique en anglais, afin de le proposer à une société savante pour publication ou en vue d’un exposé dans une conférence internationale
  • comment tirer la substance d’un article même si on ne comprend pas tout, ou si on y trouve des défauts
  • comment établir une modélisation mathématique simple de résultats d’expérience et comment l’exploiter
  • comment mettre en doute concrètement des opinions courantes
  • comment fonctionnent nos machines informatiques

Quelques idées de bonnes questions :

  • L’article est-il toujours en bon anglais ?
  • L’article est-il scientifique ?
  • La logique de présentation aurait-elle été différente en russe, en chinois,… ?
  • Comment vérifier la reproduction des expériences sur d’autres machines que celles des auteurs ?
  • Peut-on porter au moins partiellement l’expérimentation sur un smartphone ?
  • Qu’est-ce que l’article remet en cause explicitement, implicitement ?
  • Quelle est la part de l’imagination dans la démarche de l’article ?

Les vraies « bonnes questions » dépendent des personnes, des lieux, des circonstances, des matériels et des réseaux de travail.

Evidemment, ce qui est proposé ici ne convient pas au cadre d'un examen ponctuel. C’est à comprendre comme un support initiateur d’échanges et de coopérations étalées sur plusieurs semaines entre éléves, entre élèves et professeurs, entre professeurs, en parallèle des autres enseignements.

En espérant pour chacun toujours plus que ce qui était prévu…

23 déc. 2022

De l'échec du lien social informatisé

Le sujet de ce billet, c’est le lien informatique du Web. (Sujet déjà abordé dans ce blog, mais repris ici dans une autre présentation)

La thèse est que toute informatique fondée sur un type de lien à sens unique est inefficace, de plus totalement en contradiction avec toute vertu « sociale » qu’on pourrait lui attribuer.

Qui parle ici ?

Mes compétences en informatique sont celles d’un citoyen ordinaire d’un pays occidental qui a terminé vers 2010 sa carrière d’informaticien. Cette carrière m’a toujours forcé à « réfléchir ». D’abord parce qu’elle s’est trouvée toujours soumise à des enjeux de projets pour de vrais utilisateurs – des usagers concernés. Ensuite, du fait d’une évolution naturelle : après les premières années 1990, j'ai du décrocher totalement de l’univers de la recherche, c'est-à-dire que j'ai perdu mes contacts et que je n'ai plus renouvelé mes cotisations aux sociétés savantes dont je parvenais jusqu'alors à comprendre voire anticiper les activités, au moins dans quelques domaines spécifiques, notamment l'ingéniérie logicielle, l'informatique graphique, la mise en parallèle des processeurs, la cohérence de l'information répartie dans les réseaux d'ordinateurs, l'intelligence artificielle...

J’ai pris en pleine figure l’évolution mercantile et manipulatoire du Web. J’ai pris en pleine figure les évolutions de la « recherche » en informatique (devinez pourquoi je mets des guillemets : dans les années 70, on parlait déjà de l’informatique quantique, le domaine de l’intelligence artificielle s’étendait à tous les algorithmes, et l’ »informatique des objets » se pratiquait naturellement dans les langages de simulation). J’ai surtout pris en pleine figure la transformation de l’ingéniérie informatique, heureusement pour moi au travers de relations avec des sous-traitants… Les gentils questionneurs dans mes proches à propos des meilleurs langages informatiques témoignent pour moi de deux réalités crues : premièrement l’ignorance du caractère absolument minuscule au plan fonctionnel de l’évolution des langages informatiques disons depuis le début des années 90, deuxièmement, l’aveuglement sur les conséquences d’une créativité langagière très apparente voire agressive, faite pour justifier des recueils de subsides, bénéficier d’un avantage compétitif, et assurer l’obsolescence rapide de chaque génération d’informaticiens – ouvriers attachés à chaque plate forme de développement et soumis quotidiennement à des procédures avilissantes au nom de nobles motifs.

C’est pour dire que mon avis vaut bien tous les autres avis, quelles que soient les prétentions de leurs auteurs ou des organismes qu'ils représentent, car ce mien avis se fonde sur un long vécu diversifié autant que sur une expérience « scientifique ».

Critique du lien URL comme lien social

Voici à présent, concernant le lien….

Dans un numéro spécial d'une revue du monde du business en 1999, Tim Berners-Lee, en tant qu'inventeur du Web, voisine avec Einstein, les inventeurs du transistor.... Ce n'était pas mal vu à l’époque, sauf que le Web déjà n’avait pas évolué comme ses inventeurs l’avaient pensé. Les génies et les ingénieurs créent les technologies, et ensuite le monde des affaires s'en sert comme instruments de pouvoir, fatalement, au sens le plus étroit d’un jeu de compétition.

Le lien url du Web est un lien en sens unique. Ce n’est pas neutre, le destinataire du lien ne sait même pas qu’un lien vient de se créer vers lui. Un lien bidirectionnel aurait autorisé une forme d’accord avec le destinataire, par exemple en associant au lien une possibilité d’emport d’une qualification intentionnelle, a minima et pour fixer les idées : une liste de mots-clés à faire agréer par le destinataire. Au contraire, le lien en sens unique est une simplification radicale à zéro dialogue, inspirée du cadre fermé et stable d’un index d’ouvrage. Cette simplification est contraire à tout principe de sociabilité, elle n’est pas adaptée à un Web vivant comme vecteur social. Cela devrait être évident depuis l’origine.

Note. Ne pas confondre le lien url simple avec le « lien de mise en relation » avec un destinataire, qui peut être porteur d’une information destinée à être interprétée automatiquement par un logiciel chez le destinataire. Par exemple, le pseudo lien de vote à distance (ou le like) nécessitent un casier de réception du côté du destinataire, autrement dit un morceau de logiciel spécifique de son côté. Le lien url, au contraire, est muet par nature, même les plus enthousiastes des informaticiens et des vulgarisateurs n’y peuvent rien.

C’est le principe du lien à sens unique qui nécessite le recours aux moteurs de recherche à partir d’une scrutation très coûteuse de tous les contenus du Web. Pour l’utilisateur de ces moteurs, l’illusion de toute puissance dissimule-t-elle encore à présent le risque d’incomplétude (par conception, car tout n’est pas sur le Web) et le risque de falsification parfaitement calculée dans la présentation des résultats de recherche ?

Est-ce que quelqu’un quelque part rêve d’autre chose, par exemple un Web sans méga moteur de recherche ?

Delikat.jpg

Critique du lien URL comme vecteur de transmission

Bon, malgré toute la conviction que j’y mets, je peux encore comprendre que ce n’est pas tout à fait clair… Il est vrai qu’il est difficile d’échapper aux charmes verbeux des vulgarisateurs mercenaires et des « scientifiques » intéressés, qui nous représentent les grands sujets prétendument décisifs pour le progrès de nos sociétés humaines, comme l’informatique quantique, ou plus concrètement les réseaux neuronaux. L’évidence de la misérable stagnation de l’intelligence sociale humaine, à notre époque de crises traitées de fait à l’identique du passé, devrait pourtant amener à revoir les bases techniques de nos sociétés faussement modernes afin que puisse s’ouvrir une modernité du progrès humain fondée sur des capacités humaines sociales actives plutôt que sur la paresse et les appétits personnels.

Prenons l’exemple du professionnel qui constitue une documentation spécifique en fonction de ses domaines préférentiels. Si ces domaines sont évolutifs (même les collections de restes préhistoriques le sont devenues plus que les doctrines politiques), il prend naturellement la précaution d'établir un catalogue des éléments qu’il recueille.

Autrement dit, il crée un réceptacle décomposé en arborescence complexe (une base de données), dans lequel il stocke des éléments recopiés ou téléchargés.

Sur le moyen terme, cette pratique est d’une naïveté confondante : comment cette accumulation de trésors selon mon classement à moi du moment peut-il conserver une valeur quelconque dans le futur pour qui que ce soit.... En effet, on reconnaît la stratégie de l'écureuil archiviste qui nourrit ses trésors bien classés dans son armoire personnelle, puis constate avec le temps qu'il peine de plus en plus à les retrouver, puis se trouve embarqué dans l’obligation de dupliquer (en informatique, on peut se contenter de refaire les étiquettes c’est-à-dire ré - indexer) chaque document afin de le classer dans plusieurs dossiers (virtuellement en informatique)... Pour avoir plusieurs fois hérité d’une telle armoire informatique bien rangée d'un collègue, je témoigne que cet héritage ne m'a été que de peu d'utilité par la suite... L'expérience la plus convaincante, on la fait lorsqu'on est soi-même le collègue qui a rangé, 20 ans plus tôt, une collection de dossiers.

A l’expérience, on (re)découvre que la logique de classement d’éléments documentaires se révèle toujours un jour comme un boulet, parce que cette logique s’exprime selon les idées à la mode et les concepts communs d'un moment. Le seul classement « pérenne » d’utilité pratique est celui fondé sur un critère technique de conservation (parchemin, produit bureautique, photocopie à effacement quinquennal,...). Et on découvre qu’un simple journal détaillé des créations et modifications peut à l’usage s’avérer très pertinent comme point d’entrée de recherches futures - un peu motorisées ou pas du tout.

C’est aussi que la transmission d’une connaissance dans le temps supposerait la transmission du contexte de création de cette connaissance, la transmission ce qui était inconnu au moment de la création initiale (et ne l’est plus actuellement, ou s’exprime différemment), la transmission de ce qu’il ne fallait pas dire ni faire au moment du recueil, etc.

Bref, nos « trésors de mémoire » sont de fait irrécupérables sur le long terme – sauf ponctuellement et après une réinterprétation pénible. Et pour cette opération de récupération ponctuelle, l’indexage classique n’est pas la solution, quels que soient son niveau de croisement et de détail, quelle que soit la finesse d’une éventuelle scrutation automatique intégrale prétendant produire cet index. Il se pourrait même que cet indexage agisse comme un nuage de lucioles, en déviant toute recherche actuelle vers la masse des modes et obsessions d’une époque révolue, sans aucune chance de combler le gouffre qui peut exister entre la signification d’un texte pour nous maintenant et les automatismes de caractérisation établis dans le passé.

Revenons au Web. Si le lien que je viens de créer sur le Web vers un autre contenu n'existe plus demain, ce défaut ne changera pratiquement rien pour personne.... Heureusement car je n'ai pas confiance dans la pertinence réelle de ce qui est au bout de ce lien en regard de mes propres publications (ou à l’encontre de ces publications), et de toute façon, je vais les modifier dans les semaines à venir, et probablement le contenu en destination sera lui aussi modifié, par une officine gardienne de « la vérité », d’autant plus certainement si c’est un contenu de référence généreusement pointé par de nombreux liens. C'est la vie...

Sortir de nulle part pour aller n'importe où, venir de n'importe où pour se précipiter nulle part ou s’accrocher à des piliers en déformation, c'est le seul manifeste d'intention que peut porter le lien URL à sens unique sur Internet.

D’où une informatique d’agitation parasitique en réseau. Et la popularisation du smartphone y ajoute l’asservissement mental volontaire.

Quel témoignage de notre humanité contemporaine sur terre !

Note : pourquoi illustrer ce billet d’une page de couverture du roman de John Le Carré une vérité si délicate ?

Parce que presque tout dans ce billet est à l’opposé du roman !

Ce billet traite d’un assassinat de masse (mais par intermittence et concentré sur les seules capacités autonomes de pensée) sans doute même pas planifié, au lieu d’une bavure sanglante commise par des mercenaires en opérations secrètes suivie plus tard d’actions de neutralisation de témoins.

Cet assassinat de masse, tout le monde le constate ou le ressent, pas seulement quelques initiés, et d’autant plus en contraste des optimistes qui l’ont espéré comme un progrès, une évolution majeure de l’humanité

Les causes de cet assassinat de masse sont d’abord purement techniques avant l’apparition d’intérêts « économiques », d’ailleurs ce ne sont pas les seuls et ils sont bien plus élevés que ceux du roman.

Tout de même, on peut trouver quelques points communs entre le roman et ce billet :

  • un contexte de collusion secrète mais très évidente entre de grands états et des entreprises destinées à dominer le monde dans leur secteur d’activité
  • l’absence d’alternative à un ordre établi ultra dominant, les dénonciations morales, les campagnes émotionnelles et les actions juridiques ponctuelles se déroulent à l’intérieur de cet ordre établi
  • et à la fin, c’est tout l’esprit qui s'embrouille et peine à discerner la nature des ambulances

15 sept. 2022

Errata

Erratum

Le billet précédent contient un chiffre erroné du nombre des décès imputés aux épidémies de covid. Vérification faite, l'ordre de grandeur des décès cumulés sur 3 ans des épidémies successives n'est pas de quelques pourcents de la population totale. Il est d'un autre ordre de grandeur : entre deux et trois DIXIEMES de pourcent sont imputés au covid au total sur 3 ans, par ailleurs sans variation importante de la mortalité toutes causes confondues à l'échelle quinquennale.

En France, nos journaux de grande diffusion ont osé titrer sur le franchissement de "la barre des 150 000 décès dus au covid" au début de l'année 2023... sans faire le rapport avec les 65 millions de notre population totale, sans faire le rapport avec le total des dépenses en dizaines de milliards d'euros pour le soutien des entreprises mises en sommeil pendant la crise et pour les achats et la distribution de traitements innovants, sans faire le rapport avec tout ce qui a été perdu dans le domaine de l’inestimable.

Bogros.jpg

Dans l'hypothèse d'un virus artificiel dont personne ne savait anticiper précisément les effets au grand large, alors, par des considérations géopolitiques immédiates, on peut expliquer l'extrême sévérité des mesures sanitaires contre la première vague épidémique, à l'imitation du pays hôte d'origine, partout dans le monde. Mais logiquement dans cette hypothèse, après quelques semaines d'apprentissage, au plus tard après le constat du remplacement du variant initial par des variants moins agressifs et le recueil de l'expérience historique de maladies similaires, toutes les mesures exceptionnelles auraient du cesser ou être adaptées en proportion du risque réel. Ce n’est pas ce que nous pouvons constater : la suite de l'histoire ne relève plus de la logique commune, et en l'absence de l'hypothèse d'artificialité, rien depuis le tout début.

Est-ce que les bourgmestres et princes italiens contemporains de Machiavel n'auraient pas géré ces épidémies dans leurs villes de meilleure manière, avec les moyens et connaissances de l'époque - soit en ne s'apercevant de rien, soit en commençant par donner un joli nom au nouveau mal ?

Comment, à cause de quoi, avons-nous perdu l'art de vivre des transitions sur lesquelles nous n'avons pas ou peu de pouvoir ?

A défaut, sommes-nous devenus dépendants de séances d’hypnose collective, au point d’accepter des accumulations monumentales d'incohérences et d'erreurs, des violences contre nous-mêmes ?

Quels niveaux de sacrifice nos dirigeants sont-ils devenus capables d'imposer aux populations pour justifier des vérités fabulées, pour maintenir des prétentions à la toute puissance, pour entretenir la croyance qu’ils sont aux manettes et que ces manettes commandent tout ?

Le dogme d'infaillibilité de la Science et de la Technique serait-il devenu assez puissant pour soumettre ses croyants les plus privilégiés aux crises de folie typiques des castes dominantes face à l'inconnu... face à l'avenir ?

Erreurs de sagesse

"Reconnaître ses erreurs est le début de la sagesse". Une image jaunie nous montre un vieillard faisant un geste de remontrance à un enfant. Dans l’instant, l’association de la promesse de sagesse à l’obligation d’une repentance passe par une humiliation. L’enfant recherchera-t-il la sagesse lorsqu’il sera grand ?

Mais à présent, il existe d’autres raisons, durables, de refuser la sagesse : dans un monde humain citadin qui change à toute allure, sur une planète qui intensifie ses manifestations d'inhospitalité à chaque saison, que sommes-nous pour prétendre à une destinée volontaire individuelle, que sommes-nous pour prétendre à une sagesse immuable de référence ?

Mais à présent, l'évidence brutale du monde fait qu'il ne sert plus à personne de reconnaître ses erreurs humaines, les erreurs dans les choix raisonnés comme celles inspirées par les passions, car depuis le moment des erreurs commises, presque tout a disparu ou changé, l'erreur d'hier appartient à une époque oubliée, définitivement hors de portée de toute réparation, sa reconnaissance ne relève plus que de l'acte mémoriel symbolique ou de la repentance maladive.

Alors, en discontinuité des mauvaises habitudes séculaires, la mobilisation de nos ressources d'arrogance, de bêtise, de fausseté pour nier nos erreurs devrait être considérée comme un exercice grotesque.

Dans notre monde actuel tel qu’il va, tout a changé définitivement et tout va changer encore plus définitivement.

Alors, en rupture de nos aspirations, la mobilisation de nos imaginations rêveuses d'un monde idéal, un monde de sagesse, ne peut plus nous créer qu'une distraction fugitive. L'illusion séculaire d'une marche perpétuelle vers le progrès a disparu, étouffée par la grande peur de la prochaine décennie, l’anticipation d’une terrible année prochaine. L'idée d'un futur maîtrisable est devenue une croyance inconfortable, sauf pour quelques personnes immensément fortunées, sauf pour les dirigeants figés dans d’anciens schémas mentaux. A horizon de vie humaine, ce qui est détruit maintenant ne reviendra plus jamais et certaines destructions en entraînent automatiquement d’autres. Un arbre sain abattu en ville est un arbre en moins, la rupture d'un contrat d'approvisionnement de ressources énergétiques rend ces dernières indisponibles pour toujours, la destruction d'une zone grise entre des espaces exploités et "la nature" fait de cette dernière la zone grise...

Donc, adieu la "sagesse" qui nous a conduits à la catastrophe ?

Ou bien, au contraire, y aurait-il une autre sagesse ?

Relisons le vieux dicton sans nous laisser influencer par sa banalité apparente, sans condescendance du haut de notre modernité, en acceptant son contenu critique par anticipation. Nos anciens savaient tout de la nature humaine.

Le "début de la sagesse" par la reconnaissance de nos erreurs, que les conséquences de ces erreurs paraissent à présent dérisoires ou au contraire irrémédiablement pesantes, ce serait un contre sens de le comprendre comme un atome d'expérience - "cela, je ne le ferai plus, je sais pourquoi, je sais comment faire la prochaine fois" - qui serait cumulable avec d'autres atomes d'expérience pour constituer un capital de sagesse. La sagesse par capitalisation est celle de nos machines, celle de nos élites programmées, celle de nos systèmes. Cette sagesse à prétention cumulative peut servir à canaliser une progression, en tant qu’intelligence d’une force vectorielle brute - qu'en reste-t-il quand le moteur du progrès fait défaut ?

La sagesse à la gonflette est condamnée à l'obsolescence faute d'énergie disponible, faute d'intégrer les imbrications des limites au progrès, et surtout faute de pertinence dans un monde qui fait plus que changer, un monde qui tremble et tangue de la cave au grenier dans toutes ses dimensions.

Fondamentalement, le début de notre sagesse selon le diction des anciens, serait donc tout simplement la conscience de notre humanité faillible. Et trompeuse d'elle même. On devrait donc considérer cette sagesse à l'ancienne comme une discipline mentale - une discipline ordinaire d'élévation de la conscience.

algou1.jpg

Dans cette conception, la logique, le raisonnement, les valeurs, l'imagination... sont des instruments de cette discipline parmi d'autres, mis en oeuvre comme des artefacts ou respectés comme des contraintes provisoires. Cette sagesse-là pourrait définir un idéal de liberté de l'esprit, un idéal d'existence humaine. Nous savons par expérience, de par notre nature humaine, que la sagesse ne risque pas l'usure par abus d'usage. S'il existe certainement de nombreuses occasions pour un "début de la sagesse", ladite sagesse n'est pas un état qui se caractériserait par un signe ou une sensation, alors que la fin de la sagesse risque à tout moment de nous envahir corps et âme.

Donc finalement, la sagesse selon nos anciens serait une discipline personnelle d'usage au mieux ponctuel, sans garantie sur la valeur du résultat, encore moins sur la permanence dudit résultat, pour une prise de recul permettant de mobiliser "le meilleur de nous-même". Cette discipline est-elle une cousine ou une génitrice du doute scientifique ?

Individuellement, on peut vivre en société sans la moindre étincelle de sagesse, notamment comme prédateur, comme esclave, comme parasite, comme aliéné... ou tout simplement dans la répétition de tâches quotidiennes pesantes, par choix ou par fatalité. Et alors si chacun fait de même dans notre monde qui change, nos sociétés urbaines modernes vont-elles évoluer vers un modèle de société d'insectes ou vers la résurrection d’un modèle de société antique équipée de réseaux de télécommunications ?

Erreurs d'avenir

On commence à comprendre depuis quelques dizaines d'années, comment a évolué l'être humain dans sa préhistoire lointaine et quelles capacités spécifiquement humaines ont permis cette évolution étalée sur des millénaires, mais on peine encore à comprendre, malgré des indices convergents dans plusieurs régions géographiques sur l'évolution des techniques et l'écriture, comment se sont opérées les transitions vers diverses formes de sociétés historiques et quelles capacités humaines ont permis ces transitions lorsque les conditions d'environnement les autorisaient (ou pas, selon notre vision "moderne"). La variété des formes sociales "anciennes" semble toujours, au fil des découvertes, déborder des classifications établies a priori. Même le modèle de la horde préhistorique famélique guidée par un mâle alpha ne correspond plus aux découvertes des fouilles. On retourne étudier les dernières populations "sauvages", on revient écouter les descendants des populations victimes de génocides culturels, on organise des fouilles méticuleuses de sites du néolithique, on reprend des fouilles analytiques de villes anciennes, partout dans le monde... à chaque fois avec de nouvelles questions en retour, et de nouvelles réponses sur les modes de vie, l'alimentation, les animaux domestiques, l'outillage, les décors, la répartition des tâches, les jeux, l'éducation, le traitement des déchets, les routes du commerce, etc. L'anthropologie scientifique révèle l'immense variété des "leçons du passé", invite à la prise de recul préalable au "début de la sagesse", désormais bien plus directement que les disciplines traditionnelles des domaines littéraires ou scientifiques.

algou2.jpg

Dans notre monde actuel tel qu'il va, nous sommes à l'écoute des "leçons du passé", car notre futur d'être humain biologique est redevenu soumis à des contraintes physiques presque entièrement prévisibles dans leur nature. Les contraintes brutes de la survie individuelle, plages de températures, besoins alimentaires... vont déterminer une partie croissante de nos activités personnelles et de nos rêves. Le futur des collectivités humaines sera physiquement chaotique, constamment sous l'emprise de crises de mise en compatibilité forcée avec des conditions ambiantes imposées, avec des cliquets de régressions.... sauf refondation "révolutionnaire" pour (enfin) développer les capacités adaptatives des sociétés, systématiquement, à tous les niveaux géographiques, à la mesure des conditions changeantes locales et des évolutions des inter dépendances.

Dans notre monde actuel tel qu'il va, il devient évident que nos systèmes institutionnels sont inadaptés à une conduite raisonnée de transformations importantes de nos sociétés, même si nos grands esprits dominants n'étaient pas coincés dans un dogme d'infaillibilité qui les rend de fait indifférent à l'intérêt collectif, les empêche d’imaginer un processus de transition commençant par une libération capacitaire des types de projets à réaliser, les empêche d’imaginer la révolution tranquille par les nouvelles technologies pour la mobilisation et le développement des compétences individuelles. Dans ce monde actuel tel qu'il va, la prétention de supériorité est devenue risible, mais elle continue de tenir le haut du pavé et d’autoriser des actions souterraines meurtrières.

Dans notre monde actuel tel qu'il va, il devrait être évident que le niveau nécessaire (suffisant ?) d'adaptabilité de nos sociétés requiert plus que l'acceptation d'objectifs d'intérêt commun, plus que la conformité à des normes de conduite, plus que des contributions à des projets de transformation. C’est une bien plus grande affaire : l'unanimité ou la régression, la cohérence ou le néant. Canaliser par la raison le poids des incertitudes est crucial, sinon le niveau d'angoisse s'exprime par des crises sociales paralysantes. Les objectifs des arts et artifices de la "communication" doivent changer : élever ou conserver un degré de rationalité face aux dangers, faire accepter les erreurs humaines, en rendre compte....

En première approche, le niveau maximum d'adaptabilité d'une société peut être atteint rapidement par deux modèles de régimes politiques.

Le premier modèle, historiquement peu pratiqué mais assez bien connu par ses dérives totalitaires, est celui de la dictature tyrannique dans son esprit originel : le tyran choisi pour une durée déterminée est l'équivalent d'un super chef de projet mercenaire, son succès dépend de sa capacité à constituer (purger régulièrement) des équipes compétentes, à faire respecter ses décisions, à faire évoluer éventuellement les objectifs définis initialement dans son contrat ou ce qui en tient lieu. L'expérience historique recommanderait ce type de modèle plutôt à l'intérieur d'une zone géographique assez homogène et relativement autonome, sinon il risque de perdre son efficacité dans les rigidités constitutives d'une répartition ordonnée hiérarchiquement des tâches et responsabilités. Si des écarts aux objectifs imposés dans l'intérêt commun apparaissent naturellement par les effets de spécificités locales jusqu'à l'apparition d'incompatibilités, le régime risque de se figer dans la négation de ses erreurs plutôt que de renégocier les flexibilités internes nécessaires. De toute façon, la difficulté majeure de ce type de régime est celle du passage d'un tyran au suivant, selon quels critères, pour quels nouveaux objectifs, sous quel pouvoir de contrôle, etc. Historiquement, même la succession d'un bon tyran ouvre une période de chaos, a minima une période de relaxation de la civilisation, une vulnérabilité insupportable dans un monde par ailleurs défavorablement changeant.

Amerind.jpg

Le deuxième modèle conduisant au maximum d’adaptabilité reste à réinventer comme produit naturel de l'idée démocratique originelle, celle des citoyens constituant directement l'État dans toutes ses composantes, celle de l'élection des grands agents des services fonctionnels - le tout étant instrumenté par les nouvelles technologies, notamment pour le partage et le développement systématique des expériences et des compétences. D'autres billets de ce blog y sont consacrés, car l'accession à ce modèle suppose l'équivalent d'un saut quantique dans les relations inter personnelles, en parallèle d'un abandon des croyances paresseuses dans l'amélioration illimitée des facultés des machines et des logiciels .... A l'heure actuelle, rien n'indique une évolution vers ce type de modèle, malgré l'évidence de son potentiel universel, notamment pour la dissolution organisée (harmonieuse?) des agglomérations géantes et des coûteuses illusions qui en entretiennent la croissance.

Pour le moment, la tendance générale des grandes nations serait une convergence vers un modèle hybride de dictature personnelle et de dictature de castes, au dessus d'institutions pseudo démocratiques de façade, avec un renforcement des usages des nouvelles technologies pour contrôler les populations et les distraire. Ce modèle hybride est par nature hostile à toute forme de contradiction, à toute forme de reconnaissance des erreurs. La pseudo modernité de ce modèle périmé repose sur l'hypothèse que les logiques intégrées dans les machines et les logiciels sont et seront de plus en plus supérieures à l'intelligence humaine. Tous ces caractères sont ceux d'un modèle de gestion dans la stabilité. Le travail et l'intelligence des machines remplacent le travail et l'intelligence – encore quelques années ?

Dans ce modèle hybride et dans le monde actuel tel qu'il va, nous ne pouvons même plus rêver aux erreurs que nous n'aurons pas l'occasion de faire. Car tous les pouvoirs institutionnels nationaux, toutes les chefferies déléguées, y sont soumis aux influences exercées par des groupes d'intérêts hors sol, contraires aux intérêts publics, contraires aux intérêts communs du quotidien comme du long terme. Les actions au grand jour des lobbies auprès des institutions ne sont que la face émergée d'organisations manipulatrices - une façade naïve néanmoins efficace. En amont des phases conclusives, les organisations manipulatrices développent des phases préparatoires d'aspect positif visant à acquérir des degrés de sympathie spontanée dans les castes au pouvoir et parmi leurs officiants – y compris quelques penseurs vedettes, dont la vie dans le siècle nécessite l’usage d’un vocabulaire à la mode et la pratique du commentaire futile décoré de citations phares. En parallèle, une préparation "grise" s'active à gêner, dissimuler, détruire tout ce qui pourrait contrer, ou même semer un doute sur les intentions, les objectifs des manipulateurs, partout et selon un dosage régulé dans le temps en fonction des résultats. Comme la préparation positive, la préparation du deuxième type est conçue pour déboucher sur une phase active : propagandes de dénigrement, trollages sur le web, essaims d'actions en justice, etc. Toutes ces opérations mobilisent des technologies de pointe en informatique et dans les médias. Elles mettent en oeuvre des armées de mercenaires, dont une masse de collaborateurs quasiment gratuits d'intellectuels de diverses disciplines scientifiques, juridiques, littéraires... formés en surnombre dans les universités, qui ont été refoulés dans les "nouveaux" métiers de service et de communication, où ils sont confinés dans un univers de concurrence artificielle d'autant plus féroce. La puissance de la propagande est multipliée par l'usage des technologies de pointe, par l'organisation méthodique sur longue période des phases préparatoires, par la disponibilité de mercenaires talentueux, pas seulement les exécuteurs et récitants sans solde des grands canaux médiatiques.

Les résultats de ces opérations d'influence sont à la hauteur de la mise, si on en juge par le poids des conséquences sur les populations et le degré d’immersion des esprits dans des futilités artificielles. En Occident, depuis en gros la fin des années 1990, plusieurs décisions grossièrement suicidaires (en regard de l'intérêt général, mais au bénéfice de groupes d'intérêts) furent prises aux plus hauts niveaux d'états ou de communautés d'états, décisions immédiatement catastrophiques, publiquement revendiquées dans l'ignorance de leurs effets définitifs, au point que cette ignorance entretenue justifie leur prolongation ou leur renforcement. En exagérant à peine, on distinguera, dans cette persévérance, la frénésie d'exclusion de l'erreur par nos instances dirigeantes, car il devient difficile d'attribuer cette maladie ridicule aux seules influences corruptrices.

Mais comment l'avalanche de certitudes immédiates, orchestrée par de grands manipulateurs et parfois si maladroitement répercutée par les organes officiels, pourrait-elle nous faire oublier l'incertitude de l'avenir (climat, pollution, épuisement des ressources, effondrement de la nature...), autrement dit la monstrueuse certitude de très graves problèmes à venir, difficiles à anticiper pour espérer les atténuer, peut-être même pas encore tous identifiés ? Cette question manifeste une incompréhension fatale des nouveaux phénomènes qui nous gouvernent : au contraire, pour les manipulateurs, toute Grande Peur est une opportunité. La Grande Peur crée une disposition mentale équivalente à l'effroi d'un puits sans fond - un gouffre avide d'avaler n'importe quoi, toujours plus, toujours plus vite ! La Grande Peur, exploitée par les manipulateurs, crée une mise sous hypnose collective - là où l'erreur n'existe pas.

En conséquence, la suggestion de sagesse délivrée aux populations se résume ainsi : tout va aussi bien que possible, nous avons la Vérité, et si malgré cela vous avez la rage, les thèmes sélectionnés vous permettront de l’exercer – nous attendons vos suggestions et nous comptons sur votre participation.

Sagesse collective contre pouvoirs parasitaires

Contre les grands manipulateurs sans frontière, les porte avions sont évidemment inutiles, mais aussi les cellules antiterroristes, les bataillons de cyber défense, les officines de scrutation du Net, les agences de sondage, et même les armées de citoyens soldats. Comme nos institutions, ces armes, ces armées, ces organes de veille, sont des produits d’une autre époque, incapables de détecter le danger à partir de sources d'informations diverses et dispersées, trop spécialisés pour anticiper les convergences manipulatoires possibles, trop limités en vision pour imaginer l'étendue des effets d'une manipulation dans la société civile. Les armes de la guerre classique sont proprement hors sujet contre les grandes opérations manipulatoires et les armes professionnelles comme celles de la cyber défense sont trop spécialisées. Pourtant, concernant certains processus de propagandes manipulatoires, le vocabulaire guerrier n'est pas usurpé, il s'agit bien d'attaques contre le bien public, même souvent contre l'esprit tout court. La nouveauté est que la détection, l'évaluation du danger, la résistance, la contre attaque, l'élimination de la menace ne peuvent pas être déléguées à des spécialistes, encore moins à des logiciels (concentrés sur leurs spécialités), et ne relèvent pas non plus d'une organisation guerrière massive créée pour l'occasion - trop tard dans le meilleur des cas.

C'est ici que le deuxième modèle de régime politique esquissé plus haut révèle une autre face de sa pertinence : il est idéalement le seul capable de l'équivalent d'une levée en masse permanente contre les offensives manipulatoires, de la détection du risque jusqu'à l'éradication, en passant par la publicité de chaque étape pour la mobilisation des compétences même les moins attendues. C'est aussi le seul à créer une sagesse collective comme instrument de puissance - sans ambition de pouvoir.

Civilis.jpg

Changement de civilisation ? Les grands mots ne pourraient ici que provoquer le découragement. Mais tout de même, en référence à certaines étapes de la préhistoire humaine telle qu'on peut les imaginer, il s'agit simplement de prendre en main des outils existants en vue d'utilisations nouvelles. Après les premiers essais, cela semblera donc simplement naturel....

D'autres billets de ce blog abordent divers aspects de cette évolution possible. Nul ne sait où apparaîtront les premières lumières de cette évolution ni quand, ni sous quelle forme. Il est certain que, concernant le maintien des populations en état d’abrutissement sous l’emprise de quelques dominants, concernant le sous-emploi des compétences humaines et l’étouffement du génie humain en dehors de compétitions prestigieuses et futiles, notre époque n’est pas pire que les précédentes dans l’Histoire (mais les découvertes récentes des longues périodes préhistoriques autorisent à imaginer d’autres politiques d’équilibre entre coopération et pouvoir). Il est devenu évident que la continuité dans la médiocrité historique rend insoutenables nos civilisations contemporaines face à l’hostilité croissante de l’environnement terrestre, face à l’extinction des ressources d’énergies faciles et des ressources en matières premières minérales.

Les civilisations sont mortelles, les multiples découvertes récentes de l’archéologie nous le confirment. On cherche encore comment on pourrait distinguer une progression (selon quels critères ?) des civilisations humaines – est-ce que, à chaque nouvelle civilisation, on devrait tout réinventer ? Un grand mystère recouvre la plupart des effondrements de civilisations anciennes disparues, en particulier celui de la diffusion ou de la récupération de leurs héritages - les époques historiques fournissent quelques exemples d’éradications systématiques de civilisations après pillage brutal (plusieurs civilisations amérindiennes, mais d’autres aussi), dont cependant quelques inventions survivent.

Ahum.jpg Le livre « D’où vient l’humanité » de N. Albessard, édité par Le Livre de Poche en 1969, en pleine période de floraison intellectuelle après une guerre mondiale, rend encore parfaitement compte des controverses sur les origines de l’espèce humaine, sur son évolution, sur sa définition (qu’est-ce qu’un être humain ?). On peut relire cet ouvrage pour bénéficier de son étendue encyclopédique abondamment illustrée; il est à peine périmé sur quelques détails. Mais l’esprit des années 1970 est mort, celui de la préface de Jacques Bergier comme celui de la quatrième de couverture, entièrement couvert par une citation de Teilhard de Chardin : « La Terre, et partant l’Humanité ne sont encore présentement qu’à l’aube de l’existence ». Aujourd’hui, nous redécouvrons que la Terre se moque totalement de l’Humanité et de l’existence selon les idées des humains. Nous sommes obligés de constater que l’Humanité a tellement gaspillé ses ressources vitales que la Terre durera certainement plus longtemps que l’Humanité ! Ou alors, comprenons que le rêve d’une évolution conjointe de l’Humanité et de la Terre aura des périodes de cauchemar.

Les humains de notre époque moderne vivent encore pour quelques mois dans l’illusion de l’énergie disponible sans limite, dans le luxe des machines esclaves, dans la dépendance de logiciels répartis dans des réseaux d’ordinateurs. Dans ces illusions et ces facilités, nous avons oublié les fondements physiques de nos civilisations, leurs raisons d’être. Il est devenu vital d’y revenir et de les repenser. Par exemple, pour chaque grande agglomération urbaine : quel est son principe fondateur, pourquoi la ville a-t-elle été créée à cet endroit, qu’est-ce qui a justifié son expansion (ou bien cette expansion n’est-t-elle que le résultat de causes subies et d’occasions historiques ?), qu’est-ce qui a permis sa durée en conformité ou en évolution du projet urbain initial en relation avec les espaces environnants (campagne, bourgs, forêts…) et maintenant quel peut-être son projet d’avenir « durable » ? Quelles compétences seraient nécessaires pour imaginer cet avenir, bien au-delà des opérations de maintien en l’état dans le sens des modes et propagandes en cours pour le bien-être et le prestige à court terme (candidature aux jeux olympiques, verdissement des espaces publics, équipement pour la sécurité, aménagement des voieries pour les vélos et trottinettes, etc.) ? Comment décliner une vision d’avenir en projets de moindre ampleur, pour des objectifs réalisables en quelques années, mais cohérents ? Quel mode de validation populaire en vue des réalisations (surtout s’il faut parvenir à une réduction de l’agglomération) ? Même à cette échelle urbaine, peut-être d’abord à cette échelle, toute les questions vitales se posent avec urgence. Et déjà à cette échelle, la fausse sagesse des savants discours apparaît définitivement mortelle.

Les pouvoirs parasitaires ne sont pas seulement ceux de « mauvaises gens » et d’égarés qui perdent les autres et détruisent tout, les pouvoirs parasitaires sont dans les abstractions, les valeurs, les principes dénaturés qui sont devenus de fait incompatibles de tout grand projet d’avenir au niveau d’une société humaine, condamnent toute tentative au renoncement devant des obstacles fabriqués, rendent la réalisation impossible à l’intérieur de cadres sociaux obsolètes et de règles historiques.

Chapou.jpg

D’autres pouvoirs potentiellement parasitaires alimentent nos rêves et orientent nos efforts d’imagination. Ce sont les imaginaires des grandes perspectives historiques, « les grands récits », dont les idéologies millénaristes des 19ème et 20ème siècle sont les créations modernes. La déclinaison pratique de ces idéologies se caractérise par un militantisme fondé sur un résumé des croyances, un comportement destiné à représenter des valeurs d’affichage, des activités spécifiquement destinées à préparer l’avenir, dans et contre la société ambiante, en variantes sectaires ou propagandistes. A l’évidence, pour la société qui les abrite, la différence entre une idéologie millénariste et une religion millénariste est inexistante – comme on a pu le constater en grandeur nature lorsqu’une idéologie a pris le pouvoir politique. Dans l’excès totalitaire à visée universelle, le Troisième Reich et l’Internationale communiste furent les héritiers de la France révolutionnaire. Le dernier grand récit en Occident, celui des trente glorieuses après la guerre 39-45, ne fut qu’une douce idéologie de convergence, une invitation enthousiaste dénuée d’ambition disciplinaire, à partir d’une foi dans la science et la technique comme moteurs d’un progrès social illimité, dans la confiance des capacités humaines à dépasser les obstacles et à sublimer éventuellement la nature humaine héritée de l’Histoire. En tant que grand récit commun, cette idéologie s’est diluée dans le bouillon du consumérisme de jouissance, un anti-grand récit par excellence. Une idéologie progressiste entièrement tournée vers l’avenir ne pouvait pas résister non plus à l’accumulation des réalités qui témoignent de la permanence de la « nature humaine » dans ses aspects les plus humbles et les excès les plus abjects, bien au-delà des faits divers locaux, dans l’actualité vécue par des peuples entiers à la suite de décisions prises par des institutions, en plongée dans la régression animale et la soumission à la folie meurtrière.

A présent, tout se passe comme si les « grands récits modernes » non religieux étaient tous éteints en tant que moteurs des peuples, éclatés en variantes de salon pour comploteurs d’élite.

Alors, pour concentrer l’énergie mentale nécessaire aux communautés d’actions face aux périls planétaires, faut-il raviver les grandes idéologies religieuses survivantes ? Les « leçons » de l’Histoire autorisent à craindre les conséquences de telles résurgences religieuses, sauf en tant que mythes d’enracinement collectif (et à condition que ces mythes soient pacificateurs), car les destins promis par les diverses religions traditionnelles sont tellement spécifiques que leurs traductions en projets pratiques ne peuvent que s’avérer conflictuelles pour des objectifs inconciliables – à moins de pouvoir « préfacer » chaque idéologie destinale d’un cycle de convergence transitoire, en transposition ad hoc d’une idéologie du genre des 30 glorieuses.

En réalité, peu importe tant que les ressorts de soumission des esprits par les dirigeants demeurent partout identiques (sous couvert de la Communication et du Protocole sous ses diverses formes) : menace et promesse, décorum et gratification, terreur et salut, émotion et punition... Ces dosages manipulatoires sont les techniques des pouvoirs parasitaires pour l'avilissement des esprits, en prévention de toute forme de sagesse collective. L’étiquette de toute puissance parasitaire, la trouver ridicule serait un début de la sagesse ?

30 sept. 2020

Tous les fils ne sont pas des liens

Ce billet reprend une partie des billets antérieurs en un seul tenant, toujours en langage simple pour actions tout de suite ou presque. Vous êtes prévenu.

Le moteur des civilisations

D'un point de vue pratique, le moteur d'une civilisation humaine en tant qu’objet technique, celui qui fournit la puissance pour la faire évoluer, ce sont les relations des gens entre eux.

Serait-il trop banal de s'intéresser à ce moteur-là en tant que tel, plutôt qu'à ses productions matérielles, techniques et morales ? Au contraire, dans l'évolution accélérée de notre monde moderne, ne serait-il pas urgent de savoir activer ce moteur du pouvoir humain ? Et pour cela, ne faut-il pas cesser de confondre ce moteur relationnel avec ses canaux d'action les plus apparents : des liens sociaux institutionnalisés supposés universels ?

Des civilisations passées, nous retrouvons des témoins de leurs productions : objets, habitations, fondations urbaines, espaces organisés, murailles, champs cultivés, monuments, décors, et même des écrits pour quelques civilisations relativement récentes. De plus, nous pouvons reconstituer les cadres de ces civilisations disparues ou dissoutes, à savoir les environnements et contraintes physiques dans lesquelles elles ont vécu. Ces éléments pris ensemble permettent d'imaginer les modes de vie de ces civilisations, leurs univers mentaux, leurs institutions et nous suggèrent leurs évolutions historiques selon nos propres critères et nos propres constructions sociales actuelles. Mais la banalité profonde des relations entre les gens, de leur naissance à leur disparition, nous échappe à jamais. Pour les civilisations sans trace d'écriture, les indices matériels des liens sociaux et en particulier des canaux de transmission entre les générations ou entre égaux, quand ils existent, provoquent l'assimilation à nos pratiques présentes. Ce qui est nouveau, notamment grâce aux perfectionnements techniques récents des recherches archéologiques, c'est la découverte d'un nombre et d'une variété de civilisations passées, géographiquement étendues ou locales, très loin dans les temps anciens, y compris dans des régions a priori défavorisées par l'environnement naturel. En parallèle, l'observation directe des civilisations actuelles fait constater, dans le domaine des relations entre les personnes, la variété des mentalités et des comportements, des valeurs communes de référence, des cadres de pensée et de rêve, la relativité de l'exceptionnel par rapport au banal... Face à ces découvertes de divers univers relationnels dans les civilisations, comment ne pas percevoir l'évidence que le moteur d'une civilisation humaine vivante n'est pas identifiable aux liens sociaux que ce moteur active, encore moins aux productions de ces liens ?

POI.jpg

Comment caractériser le moteur relationnel des civilisations humaines par rapport à celui des sociétés non humaines - par exemple celui des abeilles ? En première hypothèse, dans notre nécessité présente d'évolutions sociales de grande ampleur, la spécificité du moteur humain n'est-elle pas à trouver dans la capacité à créer de nouveaux liens sociaux, plus simplement dans la capacité à mettre en sommeil ou réactiver certains liens sociaux préexistants ? Serait-il aventureux d'expliquer l'effondrement de civilisations historiques, plus ou moins confrontées à de nouvelles contraintes externes, par la spécialisation étroite de leurs moteurs relationnels dans l'alimentation de certains liens sociaux privilégiés ? La suralimentation d'un lien social peut-elle éviter le renforcement caricatural de ses fonctions instrumentales comme dans un langage d'insectes ? La relative soudaineté historique de l'effondrement d'anciennes civilisations humaines ne ferait-elle que révéler des incapacités d'évolution acquises de longue date par sclérose autonome, avant les changements d'environnement, avant l'arrivée des envahisseurs, avant l’obsolescence des institutions ?

Dans nos sociétés modernes en évolution forcée par les transformations industrielles en quelques dizaines d'années - puissance matérielle d'abord, puissance informationnelle ensuite - comment nier que notre moteur relationnel subit une surcharge permanente ? Serait-il exagéré de décrire son état présent par analogie avec un moteur générateur d'énergie électrique, en déséquilibre critique, noyé d'étincelles jusqu’à la perte de certains composants régulateurs, assurant à grande peine les exigences des nouveaux "liens sociaux" issus de la révolution numérique ?

D'où la question du jour : comment opérer une adaptation de ce moteur "aux défis du monde moderne" (et ses périls mortels), plutôt que de rechercher une réparation intégrale ou de rêver à une recréation miraculeuse à partir de rien ou de mirages théoriques ?

La possibilité de reconstitution du moteur dans un état historique est illusoire, notre monde des humains a changé en profondeur au cours de la révolution industrielle.

La possibilité d'inventer un moteur à neuf est illusoire, notre humanité n'a pas changé.

La révolution numérique comme suite de la révolution industrielle

L'étouffement présent du moteur relationnel de nos civilisations « modernes », on peut l'attribuer à la continuité entre la révolution industrielle et la révolution numérique : standardisation, massification, transfert d'activités humaines physiques et intellectuelles à des machines et à des logiciels, création progressive d'une "humanité augmentée" par les nouveaux pouvoirs mis à la disposition de chacun.

En abusant à peine : notre sentiment de libération personnelle et la mise à notre disposition de machines – esclaves se traduisent automatiquement en obsession de la libération et de la puissance : ivresse du pouvoir et simultanément angoisse du vide, aspiration à une forme d'esclavage dans le refuge de la pensée magique. Voir par exemple l’imposition de la « manie du héros » dans tous les domaines, la dénaturation des valeurs en mots d'ordre, l'idéalisation de la "machine intelligente", les glorifications de records absurdes et de comportements déviants, la banalisation du charlatanisme dans les sciences et les technologies… non pas en contraste mais en complète cohérence avec notre dépendance continuelle à notre smartphone.

Genies.jpg

La révolution numérique est une suite naturelle de la révolution industrielle. C’est la révolution industrielle qui a créé les bases matérielles et les bases mentales de la révolution numérique. Les belles idées des débuts d'Internet, les idées de partage du savoir et de l'expérience entre individus égaux motivés par le progrès humain, ont été volatilisées au cours d'un processus d'industrialisation classique par centralisation des moyens, réduction de la concurrence, extension maximale de la cible des utilisateurs, création et entretien de l’addiction, maîtrise des normalisations et des rythmes d’avancées technologiques, etc.

Internet est devenu un super media dont dépendent tous les autres. En germe dès l'origine de son industrialisation, la mutation monstrueuse d'Internet en centrale d'observation instantanée des comportements et des pensées exprimées s'est opérée, alimentant en arrière plan toutes les possibilités organisées d'influence et de propagande. Dans les résultats de requêtes traitées par les moteurs universels de recherche, les encombrements de publicités personnalisées et parfois quelques lignes de réponses visiblement raccordées ne font que manifester à la marge les effets d’une boucle de rétroaction géante dont chacun de nous fait partie en tant qu’acteur et en tant que cible.

La première vague de la révolution industrielle, à partir de l'exploitation sans frein du charbon puis du pétrole et du gaz naturels, est "responsable" du pillage de la planète.

En prolongation de cette révolution industrielle, la révolution numérique est "responsable" de la surcharge du moteur relationnel de nos civilisations, de la mise hors circuit de certains liens sociaux au profit de liens portés par les nouvelles technologies – une autre forme de pillage, celui de nous-mêmes.

Que les nouveaux liens sociaux portés par les nouvelles technologies, produisent diverses formes d'asservissement mental individuel, ne serait-ce que par les effets du bombardement informationnel, et véhiculent principalement des "informations" diffusées par des médias influencés ou des individus manipulés, c'est une évidence par construction. Si nous ne faisons pas l'effort de prendre du recul pour tenter d’organiser notre propre réflexion, nous nous soumettons de fait à un processus de dressage (analogue à celui d'un centre de "redressement", version industrialisée du "village global" et des "réseaux sociaux" génériques). Les bons conseils des spécialistes du bien être par divers procédés de resourcement peuvent suffire à propager la nécessité d’une prise de recul, ils ne peuvent provoquer la réanimation d’une capacité de réflexion productive au-delà des réactions impulsives individuelles, en effet, les liens sociaux nécessaires à la réflexion productive ont disparu ou ont été dévoyés dans des cadres d’échanges instantanés. Est-ce un paradoxe que la pensée des humains de plus en plus "éduqués" se radicalise, que les records absurdes, les exploits monstrueux, les perspectives technologiques miraculeuses, se substituent aux représentations traditionnelles du progrès de l'humanité ?

La révolution numérique a caricaturé et encadré informatiquement ou carrément liquéfié les liens sociaux ordinaires dont l’entretien et les productions s’étalent dans la durée par des interactions temporaires entre des personnes choisies, avec des périodes intermédiaires de mûrissement dans le vécu – les liens qui font la capacité humaine à faire évoluer la société depuis les âges les plus anciens.

La révolution industrielle avait largement préparé cette évolution, par l'introduction des comptages ineptes dans les disciplines du développement humain, en préalable à la marchandisation des diplômes. Progressivement au cours de la révolution industrielle, s’est opérée l'industrialisation de l'acquisition massive des "connaissances" en substitution des compétences (dont l'acquisition progressive nécessite des expériences individuelles, des interactions dans la durée et dans la réalité de la vie), sauf dans quelques métiers « à vocation » sous protection d’institutions conservatrices. C'est ainsi que chaque pays met sa fierté dans la proportion des diplômés de l'Université dans sa population, sans s’alarmer que les "connaissances" si généreusement partagées et si précisément vérifiées ne peuvent en elles-mêmes nulle part être mises en oeuvre. Nos méthodes éducatives modernes persistent à ignorer la distinction entre ce qui relève de l'élevage initial (au sens noble) de l'enfance, ce qui relève des préalables à l’entrée dans un ensemble de métiers socialement reconnus, ce qui relève de l'entraînement et plus tard du perfectionnement dans un métier, enfin ce qui relève de la recherche et de l'ultime. Le modèle humaniste des Lumières a muté en modèle industriel de mandarinat de masse au nom d'un idéal de super humanité qui conduit à mépriser les sciences et techniques fondamentales réputées peu évolutives (par exemple la science des organisations, les techniques de la logistique, les techniques agricoles). Est-ce un paradoxe que nos sociétés "modernes" les plus évoluées, confites de savoirs et matériellement suréquipées, soient incapables de s'organiser face à des menaces nouvelles, au point de ne pas discerner les causes de leurs déficiences, mais que l'on y trouve des vedettes savantes sur tous les sujets ?

Choix de conception, grandes conséquences

Avec la révolution numérique, un cran supplémentaire de "modernité" est franchi par l'assimilation entre "connaissance" et "information", et de là automatiquement, par l'assimilation entre l'information elle-même et l’information de son existence. Ce cran supplémentaire est franchi par la combinaison entre un choix fondamental de conception du Web et l’usage des moteurs universels de recherche.

Le Web repose tout entier sur la capacité de créer, à l’intérieur des contenus, des « liens URL » vers d’autres contenus. Chaque « lien URL » est un pointeur unidirectionnel vers une information supposée immuable en contenu et en localisation, comme les renvois aux numéros de pages dans les index en fin d’ouvrage. On devrait plutôt dire « fil URL », mais l’usage a consacré le terme « lien URL »…. Quel que soit le bon terme, l’irréalité de l’hypothèse d’immuabilité des contenus et de leurs localisations aurait du restreindre l’usage du Web à des fonctions d’archivage à vocation de simple conservation comme dans un musée de collections figées. En effet, dans le monde vivant, des pages des ouvrages sont souvent réécrites, des pages disparaissent, les chapitres sont réorganisés, les ouvrages eux-mêmes se cannibalisent entre eux, s’éclatent et se multiplient…

En pratique, le défaut originel est plus que largement compensé par les possibilités offertes par les moteurs de recherche, très performants (surtout pour des requêtes simples comportant un, deux ou trois mots), au prix d'une centralisation des ressources, d'une consommation énergétique géante et d’investissements réguliers pour alimenter une croissance par nature illimitée. L'utilisateur d'un moteur de recherche s'assimile à un consommateur de pages de liens éphémères dont il aura négligé la plupart dans la minute, oublié les autres dans l'heure. A quelle fréquence, sur les pages d’un résultat de recherche, la seule information d'existence des contenus a-t-elle suffi à notre besoin de savoir ? A quelle fréquence, dans une contribution sur un réseau social, la citation d'un lien vers un contenu prétendument pertinent a-t-elle suffi à entretenir notre opinion pour ou contre cette contribution ? Dans nos vies urbaines pressées, la superficialité s’impose dans tous les domaines de notre pensée orientée par nos recours généralisés aux moteurs universels de recherche. Les résultats des recherches par des moteurs universels, interprétés dans une illusion encyclopédique, font vérité et raison. Quand ces résultats ne sont pas satisfaisants, c’est forcément que les questions ne sont pas pertinentes - hors jeu !

Colosse.jpg

Le moteur de recherche universel propose plus qu’une compensation de la primitivité du lien URL (unidirectionnel, instantané, sans possibilité de réplique ni de retour). Du point de vue de l’utilisateur d’un moteur de recherche universel, ce dernier, dans les apparences de son fonctionnement, ignore les liens URL du Web ! En effet, dans les apparences, tout se passe comme si le moteur universel exploitait un univers d’un seul tenant où tous les contenus seraient atteignables simultanément. Cependant, les faiblesses natives de la conception du Web ne pourraient être surmontées qu’imparfaitement et difficilement par les moteurs universels : par exemple, comment obtenir un résultat de recherche trié en fonction des dates de création ou dates de dernière modification de chaque contenu sélectionné ? Comment obtenir un tri des résultats de recherche en fonction des dates des liens URL existants qui pointent vers ces contenus ?

Au moins, pour la conservation du savoir et des oeuvres de la pensée humaine sous leurs formes matérielles, nos civilisations numériques ne font ni mieux ni pire que les civilisations anciennes. Sans avertissement, les livres (et plus généralement tous les contenus publiés) datant de quelques années en arrière disparaissent progressivement du Net. Cependant, quelques années après la disparition des contenus, un moteur universel de recherche retrouve leurs références et quelques citations et commentaires dans les cas d'ouvrages de grande diffusion ou de grande réputation. Seuls demeurent disponibles en leur état d’origine quelques ouvrages considérés comme historiques selon les critères de sélection du moteur de recherche. Par rapport aux époques des grandes bibliothèques et des centres de recopiage artisanal - époques où l'on brûlait régulièrement tous les livres, par accident ou délibérément -, la modernité se réduirait-elle à l'automatisme « intelligent » des moteurs de recherche ? A notre époque, pour les utilisateurs connectés, une panne d'Internet, la perte d'un de ses composants, une restriction d'usage des moteurs de recherche... ont le même effet qu’un incendie de bibliothèque.

Bref, nos sources de connaissance ne sont pas perdues, pas plus (mais pas moins) qu’aux époques historiques. Ce qui s’est perdu ou s’est dévoyé au cours de la révolution numérique en prolongement de la révolution industrielle est d’une autre nature : une partie de nos liens sociaux, justement ceux qui nous permettaient de nous adapter au réel de la vie plutôt que nous abandonner aux contraintes machinales des relations informatisées.

Pouvons-nous récréer des équivalents des liens sociaux perdus ou dévoyés, en nous servant des instruments créés au cours de la révolution numérique, et malgré les imperfections et pesanteurs de ces instruments ?

NB. Ce qui précède concerne le Web au sens strict, c’est-à-dire les mécaniques logicielles exploitant les liens URL entre des contenus du Web. Les super télécommunications et les plates formes des services aux utilisateurs connectés utilisent les canaux physiques d’Internet et passagèrement quelques interfaces Web - de plus, avec des protocoles spécifiques de connexion et de communication. Les super télécommunications comprennent notamment les conférences à distance et certaines messageries instantanées (voire certains « réseaux sociaux »). Ce sont clairement des exemples de « nets progrès » sociaux dans la mesure où ces instruments entretiennent des liens sociaux préexistants à la révolution numérique, par exemple en communautés de travail ou en groupes familiaux ou dans les relations avec des services gouvernementaux, et dans la mesure où ils évitent le gaspillage d’énergie et de ressources. En gros, ces divers services correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler le Web 2.0, mais l’infrastructure Internet-Web demeure telle qu’à l’origine et les caractéristiques de cette infrastructure expliquent en grande partie les difficultés et lourdeurs de développement des interfaces d’utilisation des services à haut degré d’interactions (services bancaires aux clients, services gouvernementaux aux citoyens,..) en regard d’exigences minimales de convivialité, de fiabilité et de sécurité.

Petite discussion à fort potentiel

Le contexte est celui d’un groupe d’ »utilisateurs pilotes» dans un projet informatique d’entreprise, après une réunion (à distance) d’examen critique des spécifications du projet.

Voici un extrait d’une discussion privée devant une machine à café entre deux participants, quelques temps après la réunion du groupe au complet.

Alumy « Fred et Sylvie se sont encore bien joliment engueulés. A chaque fois, cela dure un quart d’heure, et cela fait au moins 3 fois qu’ils nous font le spectacle. Est-ce qu’il y aurait quelque chose entre eux ? »

Realy « Ta gueule, petit bonhomme. Prosterne-toi devant le noble combat pour la liberté dans la création des comptes de gestion. Fred veut une liste unique avec une latitude de choix dans chaque entité nationale. Sylvie refuse. «

Alumy « Dommage que leur discussion soit restée au niveau des grands principes et des règles de codification des comptes, je n’ai rien compris et je ne suis pas le seul «

Realy « Ben oui, ils n’ont pas voulu étaler les petits arrangements locaux de leurs entités respectives. Ce sont deux experts reconnus dans leurs domaines. Ils n’allaient pas s’envoyer les torchons et les serviettes à la figure.»

Alumy « C’est torchons et serviettes, les adaptations de l’entreprise aux lois et règlements locaux, aux façons locales de gérer des affaires, le personnel, les sous-traitants ? Partout dans le monde, d’une manière ou d’une autre, tout se négocie et se paie, y compris la bonne image et le respect. Dans un pays, on peut avoir intérêt à perdre certains procès, dans un autre à les faire durer… »

Realy « D’accord, d’accord, d’accord ! La bagarre entre Fred et Sylvie, c’est un écran de fumée. Derrière, il y a la vraie question, celle de l’adaptation de l’entreprise à chaque réalité locale. Mais alors, il faudrait aussi tenir compte de l’adaptation locale des objectifs d’entreprise. Sinon, tout se résume aux frais de retranchement dans un bunker et à l’achat du désintérêt des nuisibles.»

Alumy « Moi, ce qui m’exaspère, c’est qu’il faut être hyper spécialiste pour imaginer concrètement les options, et pourtant Fred et Sylvie se sont bien énervés avec leurs arguties sur des micro détails de numérotation. Raison, Liberté, Chaos et allez donc, on se balance les grands mots comme des insultes… »

Realy « Ouais, heureusement que personne n’y comprend rien à part ces experts incapables d’expliquer leurs salades, cela évitera que la question remonte au comité de direction qui n’y comprendra rien non plus. »

Alumy « Et à la fin, on aura la solution imposée par l’informatique à zéro degré de liberté. »

Realy « Ou la décision par derrière d’un grand boss bien informé… Espérons qu’il aura voyagé dans sa carrière et compris ce qui se passe sur le terrain. »

Alumy « Tout cela, c’est de la littérature…»

….

Photo_249.jpg

Cette discussion révèle plusieurs défauts de la conduite des réunions du groupe pilote :

  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon jamais une « engueulade polie » entre experts n’aurait pu se dérouler pour la nième fois dans le silence des autres participants enfermés dans leur propre incompréhension
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon les belles théories n’auraient pas pu servir de prétexte au maintien d’un pseudo débat écartelé entre « les grands principes » et des détails d’apparence mineure
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon la personnalisation des points de vue exprimés aurait été vite dépassée au cours d’une exploitation systématique de l’expérience et des compétences de tous les participants
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon les éléments d’une éventuelle prise de décision auraient été dégagés au lieu de laisser s’élever un mur infranchissable de pseudo expertise
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon, au pire, dans le cas probable où le problème initial aurait été mal posé, on aurait au moins identifié des questions en termes compréhensibles par tous
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon aucun participant ne cultiverait après coup la perspective de « solutions » imposées par la logique interne d’un développement informatique ou par l’arbitraire d’un grand chef
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon le groupe pilote se sentirait investi d’une responsabilité plus large que celle d’un groupe temporaire de figurants réunis pour cocher une case dans une liste de tâches aux produits formatés ; ce groupe se comporterait alors en tant que groupe responsable, publierait régulièrement des conclusions synthétiques et serait consulté pour les autres décisions à prendre dans la suite du projet

En prolongement de cette critique, d’autres questions peuvent surgir :

  • Quel peut-être le niveau réel d’utilisation des compétences et de l’intelligence des participants dans ce projet ? Entre 20 et 50 % ? Plus ou moins ?
  • Quelle est la probabilité que l’expérience des participants puisse servir à leurs successeurs dans la même entreprise dans 5 ans, quand il faudra changer de logiciel ou le refondre ?
  • Quelle est la probabilité que l’expérience des participants à ce projet puisse être connue de leurs homologues dans d’autres projets similaires, tout de suite ou plus tard ?
  • Comme il va, quelles sont les chances de « réussite » de ce projet ?

La « littérature », c’est notre nature humaine. Le petit exemple ci-dessus nous dit par contraste que nous ne sommes pas au bout des pouvoirs très ordinaires de cette « littérature ». Notamment, l’invention de nouvelles méthodes adaptées à la conduite des réunions à objectifs serait un progrès considérable dans beaucoup de domaines et de circonstances, et ce grand progrès ne serait pas bien difficile à concevoir. Sans fausse modestie, nous renvoyons aux billets de ce blog qui proposent un principe « trinitaire » de conduite des réunions à objectif et une étiquette des comportements, notamment afin d'échapper aux artifices de la rhétorique et aux fantômes de son contexte, tous deux hérités de la haute antiquité.

Pour un Web de liens sociaux fondateurs

Deux priorités et un avertissement se dégagent en synthèse :

  • un lien social est à reconstituer sur le Web : une forme de transmission artisanale des compétences.
  • un lien social est à créer : le débat organisé en vue de prises de décision (dans un sens très large) NB. Dans le cadre de projets, le lien du débat organisé peut contribuer très naturellement à la réalisation de transmissions artisanales de compétences.
  • un lien social n’est effectif que par une discipline consentie dans les interactions, soit une étiquette définie entre les personnes en fonction de leurs objectifs, qui ne peut être entièrement portée par un automatisme universel

En termes techniques, il s’agit de créer un Web des relations artisanales en sous-réseaux à multiples dimensions, à l’écart du Web industriel de la puissance et de l’addiction, en revenant aux bases d’Internet et au projet du Web originel.

Imaginons à l’échelle d’un pays ou d’un continent, les échanges entre des personnes contribuant à des transformations « écologiques » de leur logis et de leur environnement, par une multitude de projets régionaux apparentés entre eux dans leurs objectifs, avec des interconnexions entre les projets, des dépendances entre projets, des communautés de moyens et de personnes entre les projets. Imaginons ces échanges au-delà des transmissions de « bons trucs » ponctuels entre des directions des projets ou entre quelques spécialistes experts, par exemple pour le perfectionnement des personnes en charge de chaque fonction à l’intérieur des projets (pas forcément toutes mûries ni issues des mêmes écoles ou milieux) et le partage de leurs expériences. Imaginons les besoins spécifiques de recherche et de consultation des « informations » ainsi disponibles au bénéfice des participants de tous les projets, pour des questions dans l’instant et plus tard pour des capitalisations des expériences. Imaginons les besoins fréquents de restructuration des organisations de projets et les changements de thèmes prioritaires de chaque projet en fonction de leur avancement….

En regard de tels besoins de partages en réseaux étendus à géométries variables dans la durée, les actuels logiciels de collaboration sont des équivalents de jouets pour enfants en bas âge, des tableaux d’affichages et des dépotoirs animés qui, après chaque usage, sont détruits, oubliés, au mieux commémorés par des dessins en tant qu’événements ponctuels. En regard des besoins de capitalisation de l’expérience vécue dans un monde évolutif de personnes vivantes, les actuelles « gestions des contenus » sont des outils simplistes, inadaptés à la gestion des changements de ces contenus (sauf par ajout de blocs définitivement figés). Pour s’en persuader, il suffit d’observer la proportion des liens en « erreur 404 » dans les notes et renvois en bas des pages de l’encyclopédie Wikipedia, pour des articles de fond, d’histoire ancienne, et même à propos d’événements récents ou de célébrités contemporaines, alors que ces notes et renvois sont censés apporter des preuves de la pertinence des textes et images des articles. Dans un univers de relations vivantes en réseaux, en permanente restructuration, une gestion des liens relationnels serait un besoin premier, à ne pas confondre avec l’actuelle gestion des formes et des contenants. Cette gestion des liens n’existe pas dans le web actuel, dont les services demeurent entièrement fondés sur le lien URL unidirectionnel d’origine.

Pour répondre aux besoins de création de nouveaux liens sociaux au travers du Web, il ne peut être question de refonder le Web, par exemple à partir d’une hypothétique définition d’un lien URL étendu, il s’agit d’ailleurs sans fausse modestie d’encore bien plus que cela, car les enjeux « littéraires » importent ici plus que l’infrastructure technique. Il ne peut être question non plus de réaliser un sous univers du Web muni d’une gestion spécifique – cette réalisation (par qui au nom de qui) serait impossible dans un délai compatible avec les enjeux planétaires courants (ceux-là courent très vite) : voir l’annexe technique en fin de billet.

De manière réaliste, il faut donc nous débrouiller avec ce qui existe (notamment les moteurs universels de recherche), moyennant quelques adaptations de logiciels existants (les joujoux de la crèche collaborative), en misant par ailleurs sur l’instauration d’étiquettes de collaboration efficace sur le Web en vue de la capitalisation des expériences. C’est ce dernier point qui est crucial dans la création des liens sociaux, il est traité par ailleurs dans plusieurs billets de ce blog, nous n’abordons donc ici que le projet technique.

Niko036.jpg

En quelques lignes, voici quelques orientations techniques pour adapter un logiciel collaboratif ici interprété comme une variante de forum :

- invisibilité des contenus vis-à-vis des moteurs de recherche universels, sauf les pages explicitement ouvertes par l’administrateur (entre autres certaines synthèses, voir plus loin)

- indexation automatique de chaque contribution (projet, phase de projet ou phase d’audit, auteur, fonction de l’auteur dans le projet, date, type du produit / contrat /documentation concerné, nature de la contribution…) pour classement par un moteur local de requêtes internes (requêtes pré paramétrées)

- possibilité par le contributeur ou un administrateur de compléter ou modifier l’indexation de contributions individuelles ou groupées

- facilité d’écriture de synthèses (localement indexées) par un administrateur (ou un contributeur spécialisé) à partir de contenus d’un fil d’échanges, en remplacement, reprise ou complément de ces contenus ou à partir d’informations externes sur des événements extérieurs, réunions à distance, etc.

Une adaptation convenable d’un logiciel collaboratif fonctionnant sur des serveurs semble se situer dans le champ du possible, d’autant plus que toute l’instrumentation informatique existe déjà probablement quelque part en logiciel libre. Cette adaptation n’est cependant pas triviale ni au plan de la technique informatique ni surtout dans la mise en œuvre. Comme témoins de cette difficulté, on peut observer les forums de support aux utilisateurs de certains logiciels ou systèmes d’exploitation : la décomposition en sous forums par thème prédéfini ne compense pas l’absence d’un moteur local de requêtes à partir d’une indexation systématique fonctionnelle des contributions; de plus, la présentation des contributions successives par date à l’intérieur de chaque fil de discussion manifeste l’absence d’une synthèse finale rapidement accessible. Est-il admissible que, dans la vraie vie, pour un problème de bogue dans l’utilisation d’un logiciel ou d’un système d’exploitation, un moteur de recherche universel fournisse plus directement des réponses utiles que le parcours à l’intérieur d’un forum de support (quand il existe) ? On aura compris, sur cet exemple, que la réponse au besoin n’est pas seulement du domaine de la technique informatique, mais que cette dernière est décidément perfectible.

Pour ce grand progrès,
Pas de nouvelle technologie,
Aucune extension de bande passante,
Zéro levée de capitaux,
Un tout petit peu de génie,
Quelques pincées d’enthousiasme contagieux,

Le scandale est ailleurs

Ce n’est pas un paradoxe que nos sociétés modernes prétendument en réseaux, où l’information circule à toute vitesse – et pourtant il paraît que les besoins de circulation des informations augmentent indéfiniment - soient superficielles, avides de virtualités, comme si à présent tout le monde voulait courir plus vite que la mort, en répétition accélérée des élans historiques de démence collective qui ont produit les monuments d’éternité, les empires conquérants.… Rien dans ce début de siècle ne nous annonce une grande époque, ni en regard des époques historiques, encore moins après le siècle des guerres mondiales, de l’industrialisation généralisée, des grandes avancées scientifiques… et d’Internet et du Web. L’être humain social demeure un primitif. Une urgence de notre époque est de dépasser cette évidence, alors la recréation du lien social de transmission des compétences sera comprise comme une priorité.



Alertindirection.jpg Annexe technique : impasses de la capitalisation industrielle

Le standard HTML comprend un méta élément « robots », que l’on peut déclarer en tête de chaque page. Ce paramètre permet un réglage élémentaire du comportement théorique des moteurs de recherche pour chaque page publiée sur le Web. Les 6 valeurs possibles vont de l’invisibilité à l’indexation intégrale, en passant par l’autorisation donnée aux moteurs de suivre les liens inclus dans la page.

La gestion des liens, en tant que relations porteuses de sens entre des contenus, dans un super réseau social structuré en sous-réseaux d’étendues et durées de vie variables exigerait d’autres possibilités. Ces possibilités devraient être développées à plusieurs niveaux : choix explicites des utilisateurs (sans qu’ils aient obligation d’apprendre le HTML), actes d’administration des liens et des contenus à divers niveaux des sous-ensembles de contenus et selon les besoins des évolutions de ces contenus (y compris leurs coagulations en synthèses), automatismes d’une centrale de gestion des liens spécifique au super réseau social.

De toute évidence, il serait irréaliste d’envisager une extension de la conception originelle du Web, comme une révélation divine qui s’imposerait d’un seul coup. En revanche, le travail de conception et de réalisation de l’instrumentation adaptée à de tels super réseaux sociaux de collaboration et de capitalisation reste à peine esquissée alors qu’il existe un abîme ENTRE l’existant sur le Web (dont les actuels réseaux sociaux et les outils collaboratifs) et les logiciels spécialisés de gestion des projets, de maintenance des infrastructures, de conception assistée, de gestion des configurations, de gestion documentaire, etc. Cet abîme intermédiaire est celui de la capitalisation systématique de l’expérience, qui doit concerner une large population, pas seulement celle des participants directs à la réalisation de projets, mais aussi celle de leurs successeurs en charge de l’entretien des réalisations, celle des auditeurs en cours de projet et pendant l’exploitation des produits du projet, enfin surtout celle des utilisateurs.

Il est douteux qu’un effort de conception originale d’une gestion des liens adaptée à cette capitalisation sur le Web puisse aboutir dans un temps court s’il était confié à des spécialistes informaticiens, même avec l’assistance de consultants expérimentés et de groupes d’évaluation des prototypes successifs, d’autant plus que la créativité des informaticiens compétents pour ce genre d’ouvrage est absorbée par la stratégie informatique des puissances du Web dans une course artificielle aux innovations dans les piliers de l’informatique, notamment les plates formes de développement et les quasi standards associés, en versions multiples plus ou moins finies et performantes…

Le jour viendra-t-il où l’on s’apercevra que les logiciels, les réseaux, le Web lui-même, relèvent de l’industrie lourde, et que la négation de cette évidence contribue à cantonner l’utilité sociale du Web à celle d’un parc à jeux illuminé par des automates - jouets en rénovation perpétuelle ? Qui pourrait lancer une grande revue de projet du Web, une grande revue de projet des canaux et procédures de télécommunications, autrement dit et a minima une grande confrontation entre les objectifs et les réalisations technologiques dans une perspective anti-gaspillage ?

Pour ce qui concerne notre sujet, la conclusion s’impose : pas de grand développement informatique original, seulement des adaptations de logiciels libres. On y perdra en gloriole, on y gagnera sur tous les autres plans.

21 juin 2018

Reprise et respiration

Ce billet contient, plutôt en vrac malgré une tentative d’organisation (sans espoir car tout se tient), quelques développements de précédents billets de ce blog et quelques tentatives de réponses à de grandes questions selon les points de vue de ce blog.

Des nouveaux pouvoirs

De nombreuses œuvres contemporaines de fiction traitent de pouvoirs sur nos esprits exercés par des êtres humains exceptionnels.

Ces êtres exceptionnels de fiction sont le plus souvent des monstres qui utilisent leurs dons au cours de lutttes pour le pouvoir, soit pour leur propre compte personnel, soit au service de leurs créateurs lorsqu’il s’agit d’êtres améliorés.

Simnu.jpg

A l’inverse, l’Homme Nu (Dan Simmons, 1992, The Hollow Man) nous fait ressentir la souffrance de personnages envahis par les pensées (confuses et trop souvent mauvaises) de leur entourage, sans que leur don de télépathie passive ne leur procure aucune supériorité sur cet entourage, sauf dans les rares circonstances où ils peuvent échanger directement avec des personnes disposant du même don calamiteux. Les services dont nous disposons sur Internet, télécommunications, réseaux sociaux, bases de données, etc. devraient nous faire sentir proches de ces télépathes-là. Quelques détails déterminants s’y opposent : ce sont tous les connectés au réseau qui deviennent également doués d’une capacité quasi télépathique, de plus avec la liberté (théorique pour certains) de se déconnecter. Néanmoins, comment se fait-il que nous échappions à l’intolérable souffrance des télépathes passifs devant les bêtises et les méchancetés proférées par tant de nos semblables sur le Web, comment se fait-il que nous supportions l’énorme pression médiatique des faiseurs d’opinion et des offres commerciales ? Il existe de nombreuses réponses possibles. En voici quelques-unes. Une première : ce n’est pas directement la pensée, mais une expression élaborée qui en est diffusée sur le Web, dans une immense comédie où tout le monde ment aux autres et se ment à soi-même, ce n’est donc pas pire que la vie courante. Une deuxième : les services du canal d’inter communication ne sont pas neutres, ils nous piègent dans un rêve de bonheur et nous imprègnent des bonnes valeurs de paix sociale, dont celles du commerce dans l’abondance, ce qui nous fait avaler tout le reste. Une troisième : nous nous auto hypnotisons, notre conscience est accaparée par les procédures informatisées et noyée sous les vagues visuelles et sonores, dont les contenus ne pourraient être soumis à l’analyse que par des comparaisons attentives, ce qui semble au-delà de nos capacités sous hypnose…

Par excès de langage, certains commentateurs ont traité de grands criminels les dirigeants des entreprises du Net qui font métier de distraire et nourrir nos esprits, à grande échelle, par les techniques les plus élaborées, sous couvert de services gratuits prétendument financés par des recettes publicitaires - car nul ne doit mettre en doute la légende des origines de ces entreprises privées, selon laquelle leurs gigantesques moyens matériels, techniques, intellectuels ont surgi spontanément en quelques mois par le libre jeu de la Concurrence entre des startups fondées par quelques génies de la Science à leur sortie de l’Université. En réalité, la grande innovation qui fait la fortune de ces entrepreneurs géniaux n’est pas de nature technique, c’est la construction de façades brillantes en intermédiation d’un nouveau pouvoir monstrueux servi par ces façades sans qu’elles aient à en connaître ni les intentions ni les rouages. Il n’est pas étonnant que ces intermédiaires paraissent dénués d’âme en comparaison de personnages de romans et de films, lorsqu’ils se présentent à l’invitation d’assemblées de notables pour répondre par quelques déclarations falotes à des questions de détail ou à des accusations outrancières.

Carcon.jpg Néanmoins, si on considère l’intégralité de la grande boucle informatique incluant l’arrière-plan du Web (autrement dit les fabricants de la bonne pensée en réaction aux bons événements, sans oublier leurs guerriers de l’ombre) ainsi que presque tous les médias (ceux qui n’existeraient plus sans Internet), le pouvoir exercé sur nos esprits connectés est plus proche de celui des monstres des fictions fantastiques que de celui des organes d’influence historiques traditionnels à base de grands discours reproduits par des orateurs locaux, à base d’articles de journaux et d’affichages, etc.

Cependant, ce sont ces éléments historiques traditionnels d’influence qui semblent encore constituer dans leur domaine les seules références culturelles des grands personnages créateurs de nos lois et des experts qui les conseillent. Ces grands personnages de haute culture n’ont probablement lu aucun ouvrage sur la manipulation des esprits (en tous cas, surtout pas Propaganda d’Edward Bernays, le classique du genre publié en 1928) – une littérature considérée par eux comme mineure, trop bassement technique. Et s’ils l’ont fait en surmontant leurs préjugés, leurs présupposés culturels les ont probablement empêchés d’en assimiler les techniques d’influence « en démocratie » au-delà des détails historiques, et ils n’ont pas perçu le mépris de toute humanité que suppose leur mise en œuvre massive par des mercenaires au profit de n’importe quels clients. Quelqu’un pourrait-il leur faire sérieusement considérer le poids de ces techniques d’influence dans les développements de la deuxième guerre mondiale et de bien d’autres abus médiatiques aux conséquences meurtrières dans nos actualités ? Quelqu’un d’autre pourrait-il les aider à reconnaître la mise en oeuvre sur le Web de ces techniques d’influence, de manière permanente et massive en temps réel, au-delà de la dénonciation de manipulations à destination publicitaire et de minuscules mais bien réelles failles dans la pseudo confidentialité des données personnelles, rendues bien apparentes pour faire braire des ânes (en ignorant les vrais techniciens qui se débrouillent pour éviter de plus grandes catastrophes et ne cherchent pas à se faire connaître du grand public) ? Quelqu’un d’autre encore pourrait-il leur démontrer qu’aucune mesure réglementaire de « protection du troupeau » ne pourra réduire la réalité de la manipulation des masses par de telles techniques, ne serait-ce qu’à cause du délai de mise en place et d’imposition du respect de ce type de mesure, et d’ailleurs à partir de quelles preuves, pour quelles sanctions sur qui exercées par qui au nom de qui ? Mais que des solutions existent, déjà expérimentées dans l’Histoire avec des moyens très limités à l’époque, dont il serait facile de s’inspirer avec un peu d’audace et quelques innovations techniques en prolongement du projet originel du Web, afin de reconnaître aux « connectés du troupeau » un élémentaire pouvoir d’être, de telle sorte qu’ils ne se comportent plus en cobayes tatoués selon leur lot d'appartenance mais en personnes capables d'autonomie, cherchant à enrichir leurs propres compétences, par l’éducation permanente interactive, par l’exercice de responsabilités sur des finalités d’intérêt commun sur le Web ?

Ah bon, nos grandes personnes n’ont pas compris qu’elles aussi font partie du troupeau ! Ou bien, elles l’ont compris et sont juste satisfaites d’être en tête du troupeau, bien contentes que l’actuel système d’emprise générale sur les esprits ait rendu définitivement obsolète l’arsenal traditionnel d’oppression corporelle des manants par les privilégiés ? Déjà dans le passé, de manière épisodique, la supériorité de cette forme d’emprise sur les esprits s’était manifestée, au cours de quelques expériences religieuses de masse, puis au passage de plusieurs élans révolutionnaires. Mais, à présent, cette emprise, on a su la rendre permanente, créatrice de dépendances multiples et changeantes. Pour contribuer au maintien de l’illusion d’innocence et de fragilité de ce nouvel empire, on l’anime continuellement de jeux innovants et pervers, sur des thèmes d’actualité.

A ce régime-là, notre obésité mentale se porte bien.

Brèves critiques de valeurs et opinions communes de grande diffusion

Il devrait être inadmissible que nos parents et nos anciens aient tant peiné au nom d’idioties historiques qui nous les font considérer rétrospectivement à juste titre comme des demeurés, encore plus inadmissible si nos anciens ont versé leur sueur, leur sang et leurs larmes pour qu’aujourd’hui nos vitrines culturelles médiatisées soient encore illuminées d’enthousiasmes épidermiques et de rages dénonciatrices en propagation massive des mêmes élans historiques.

Dans l’état du monde, le projet de transformer l’être humain en être supérieur est un rêve de société infantile. Le projet prioritaire urgent, c’est de créer une société humaine, autrement dit de faire passer nos diverses sociétés infantiles (nos « civilisations ») à l’âge adulte. Ce projet-là suppose de reconnaître en préalable les limites de nos capacités humaines individuelles. C’est cela qui semble le plus difficile, cette reconnaissance de notre humble nature. Encore plus pénible : la perte de nos certitudes tranquilles et de nos illusions supérieures. Alors, il apparaît que nous ne saurons jamais faire évoluer nos sociétés traditionnelles (autrement que par des affrontements en série) vers une convergence qui fasse elle-même société, mais que nous pouvons inventer une super société, par exemple en reprenant le projet originel d’Internet.

Considérée comme un bien commun, notre Science est automatiquement frappée du même infantilisme que nos sociétés. Les mathématiques ont pris, dans les manuels scolaires et universitaires, en quelques années, une apparence de discipline juridique. La découverte de multiples univers de raisonnement, l’acquisition d’une compétence mentale par divers types d’exercices, ont disparu au profit d'une logique unitaire assommante et d'un pseudo savoir prétentieux, à l’opposé de la démarche scientifique.

Notre prétendue Révolution Numérique est une preuve expérimentale supplémentaire que chacun de nous aspire à la machine.

La logique binaire est une simplification techniquement équivalente à une conception de la Terre plate : localement et temporairement opératoire, mais ridiculisée par un zoom inverse ou par une réflexion historique. C’est pourtant l’univers des « zygolâtres », adorateurs de la machine parfaite, pour certains au point de réduire l’humain ordinaire à ses affects animaux. Ils ont leurs poètes, leurs philosophes, leurs grands auteurs, leurs savants réputés, leurs entrepreneurs vedettes, leurs juristes pointus, leurs politologues bavards. Nombreux. Il serait intéressant de déterminer à partir de quelle époque le mortel Socrate est devenu universellement éternel. Car on pourrait considérer que ce fut un grand moment de régression mentale, en légitimant la création de multiples théories logiquement cohérentes néanmoins tout aussi absurdes que les légendes dont elles reprenaient les prémisses.

Nous savons depuis la moitié du 20ème siècle, qu'une machine "intelligente" très simple, qui ne sait faire que trois opérations (reconnaître un modèle, le recopier, y substituer un autre modèle), permet de réaliser toutes les opérations concevables par toute machine « intelligente ». En observant notre propre comportement courant, il est difficile d'échapper à cette évidence humiliante. C’est que la machine « intelligente » qui nous fera croire qu'elle est humaine existe partout, c'est chacun de nous, dans nos comportements courants... Et ceci tout simplement par construction de l'être humain. Comment pourrait-il en être autrement, voilà une question inconcevable de l’intérieur de toute logique intellectuelle fondée sur une distinction théorique entre individu et société.

Minsk.jpg A la fin de « The Society of Mind » de Marvin Minsky, un ouvrage à relire au-delà des intentions de l’auteur, les derniers chapitres mettent en doute l’existence d’un libre arbitre individuel au sens traditionnel de la maîtrise de son propre destin. Pouvait-on imaginer une autre conclusion à la fin d’une démarche visant à modéliser l’esprit humain supposé individuel ? Quelle autre conclusion aurait pu être tirée d’une autre démarche visant à modéliser la société à partir des échanges entre les personnes ? Concrètement à notre époque soumise par nos propres « décisions » individuelles à des menaces planétaires que seules des décisions collectives pourraient alléger, ne serait-il par urgent de reconnaître les limites de notre libre arbitre individuel pour créer une société de « libre arbitre » sur notre destin collectif planétaire ?

On pourrait réécrire l'Histoire comme un combat entre les grands projets de réalisations matérielles ou intellectuelles, les grandes causes abstraites auxquelles on consacre sa vie, et toutes les formes sociales d'accomplissement personnel.

"Aucune bête ne l'aurait fait" répètent tant de héros avec leurs admirateurs, après ce qu’ils considèrent comme un grand exploit. La preuve que si. Et, dans ce cas, même pas un animal, une pauvre machine détraquée.

Les films fantastiques où des machines prennent le pouvoir sur l’Humanité ne font que transposer notre réalité peuplée de machines avides de pouvoir sur les autres. La différence entre notre réalité ordinaire et les œuvres d’imagination est de nature esthétique. Dans notre réalité, les machines ambitieuses sont d’apparence très banale dans leurs costumes et leurs mimiques, en comparaison des engins cauchemardesques de nos productions cinématographiques. Nos rues en sont remplies.

Assimiler le rêve au luxe, le bonheur au bien-être, c'est réduire l'être humain en dessous de l’animal, à une machine logique simpliste. En milieu urbain, avec un smartphone comme appendice directeur.

La relation première entre charbon, pétrole et progrès, la relation seconde entre progrès et pollution, fondent respectivement le moteur et la fatalité des grandes révolutions des 19ème et 20ème siècle, sur fonds de religions conquérantes. Ces relations feront aussi notre 21ème siècle, la deuxième avant la première, face à la brutalité des lois physiques à l'échelle planétaire. Plus rien à conquérir, sauf une humanité.

Il serait naïf de fonder la supériorité de l'être humain sur sa seule capacité à communiquer ses émotions. Tous les autres êtres vivants animaux et végétaux, par définition, possèdent cette capacité, d'une manière qu'il nous serait certainement profitable de comprendre - alors nous ressentirions ce que signifie leur mise en esclavage pour exploitation illimitée, pour notre seul confort.

Le grand enjeu humanitaire du 21ème siècle, avant que l’espoir de toute société humaine ne disparaisse dans l’effondrement de nos pseudo civilisations, c’est de construire un logiciel social commun (au sens d’une étiquette commune configurable selon besoins). On peut être optimiste en se souvenant de notre première jeunesse et en observant les cours de récréation des écoles primaires. Mais, pour le moment, il ne faut pas regarder ailleurs.

Chacun de nous, y compris si on a beaucoup voyagé ou beaucoup vécu, ne peut disposer que d'un capital intellectuel personnel infime en regard de l'univers de l'expérience humaine, lui-même insignifiant en regard de l'univers des possibles. La révolution numérique, par la création de colossales bases de données des connaissances, ne peut compenser la faiblesse naturelle de notre compréhension personnelle, ni sa précipitation à tout interpréter en fonction de son acquis pour ménager notre énergie mentale. Il faudrait, pour dépasser cette limite, inventer de nouvelles formes sociales de coopération mentale - et pour cela il faudrait nous rendre capables de remettre en cause des comportements, des lois imprescriptibles, des valeurs, probablement tous hérités de l'ère néolithique, car ce n'est pas faute de technologie que nos capacités collectives demeurent endormies mais par défaut de méthode dans la mise en commun de nos capacités mentales. En attendant, nous pouvons constater à quel point nos productions médiatiques, y compris les plus savantes, trahissent la petitesse de nos intelligences personnelles même cultivées en groupes - comme de misérables biquettes qui "font le tour de la question", au bout d'une laisse fixée à un fer jaillissant du béton.

arbois2.jpg Sur une planète de moins en moins habitable à la suite des dévastations parasitaires que nous commettons tous individuellement et collectivement avec une fausse mauvaise conscience, au milieu des contraintes meurtrières qui vont bientôt nous être imposées en retour, notre vieux fond commun de spiritualité animiste pourra-t-il préserver notre capacité à l’humanité ?

Ne demandez plus le chemin pour le Grand Musée de l'Homme. Il est partout autour et même à l’intérieur de nous. Nous sommes tous englués jusqu’à la moelle dans les mailles de nos réseaux de « communication » qui pompent notre énergie, accaparent notre temps ! Ce n’est pas l’entrée, c’est la sortie du Musée qu’il faut chercher.

Jamais la parabole de l’imbécile raisonnable qui cherche ses clés au pied du lampadaire « parce que là c’est éclairé » ne fut aussi actuelle. L’équivalent contemporain de cet imbécile raisonnable est persuadé qu’il peut tout savoir en questionnant son smartphone, et donc qu’il lui suffit d’une seule compétence, celle de savoir utiliser cet engin. Il est devenu tellement prétentieux qu’il trouverait indigne de se mettre à quatre pattes pour chercher ses clés (quelles clés ?) dans le noir à tâtons. De plus, si c’est un dirigeant soucieux de son image, c’est au nom de l’efficacité qu’il reste dans la lumière, en faisant de beaux discours sur l’innovation. Ces comportements stériles se conforment à l’idée générale que toute innovation relèverait d’une sorte de miracle, ce qui est une totale stupidité, parfaitement dénoncée par la parabole du lampadaire. A contrario, cette parabole exprime une autre vérité d’expérience : toute découverte impose à ses inventeurs un passage par une sorte d’étape animale. Les mystiques et les créateurs savent que ce passage nécessaire vers le sublime peut aussi souvent conduire au néant. Les entrepreneurs et leurs actionnaires se contentent de « prendre des risques ». Autrement dit, eux restent sous le lampadaire.

Confondre savoir et compétence, assimiler l’expérience personnelle à la seule relation du passé de chacun, c'est croire que, le grand jour venu, il nous suffira d'écouter une bande de super perroquets pour refaire le monde. Nous ne serons même plus capables de comprendre de quoi nous parlent ces super perroquets, mais de nouveau les parures à plumes inspireront le respect. Actuellement, en étape préliminaire de ce brillant avenir, un petit appareil plat nous permet de manifester la compétence qui va remplacer toutes les autres, celle de « savoir consulter » une immense base de données des connaissances.

Nos sociétés "modernes" nous démontrent que l'amour-propre et la honte vont ensemble, à la fois comme sentiment personnel et collectif : les deux disparaissent ensemble. En parallèle, l’égoïsme individuel et l’orgueil de groupe y sont encouragés sous toutes leurs formes, au bénéfice de la quasi parfaite prévisibilité des comportements qu’ils induisent. L’amour-propre pourrait-il être ressuscité comme ferment d’une nouvelle création sociale ?

dollh.jpg L’Enfer serait, selon des personnes d’expérience, pavé de bonnes intentions. D’autres personnes ont sérieusement prétendu pouvoir en déduire qu’un Paradis de l’Humanité ici-bas se trouverait donc au bout de n’importe quel cheminement individuel suffisamment long, pourvu que ce chemin soit pavé de mauvaises intentions. C’est la logique souterraine de beaucoup d’économistes, de nombreux penseurs profonds et d’une foule de politiques bavards, dont les prêtres du faux principe de subsidiarité et en général tous les ignorants volontaires des fondements de toute démocratie authentique. Malgré la pression du nombre et de la qualité des gens qui préconisent cette méthode d’accès individuel à un Paradis collectif, il ne peut échapper à personne que son application demeure défaillante dans les faits, notamment à cause de la confusion entretenue entre nos mauvaises intentions individuelles (une difficulté première étant de s’accorder précisément sur ce qu’il faut comprendre par « mauvaise intention ») et nos médiocres penchants les plus naturels et les plus partagés. De cette confusion vient que leur belle entreprise philanthropique de faux bon sens tend à dériver en foire de bestialité, sans discontinuité de comportement avec les fanatismes les plus obtus ni avec les errements d’esprits égarés, pourvu qu’ils restent dans les limites où personne ne leur fera de procès ici-bas. Conclusion : pour avoir voulu circonvenir la nature inépuisable des ressources infernales au lieu d’en reconnaître les réalités, cette méthode de cheminement vers le Paradis fait clairement partie des imprégnations culturelles qui nous font progresser vers l’Enfer, dans l’infinité de ses variantes légales et dans les innombrables variétés de leurs marginalités.

Au début du 21ème siècle, les manuels de référence de gestion économique ne sont encore que les bréviaires de la théologie du Progrès de l’Humanité, avatar contemporain des théologies qui parlent de l’Homme en opposition aux théologies qui parlent du Divin. La plupart des critiques de ces manuels demeurent dans le cadre de cette théologie contemporaine. C'est pourquoi leur cible demeure intacte.

On dit que l'on possède des savoirs. En pratique, c'est exactement l'inverse, chacun de nous est possédé par ses savoirs. Il faut être un peu savant, donc déjà bien possédé, pour en prendre conscience, et commencer à discerner entre croyance et savoir.

On étudie la transmission des savoirs. Et la transmission des croyances, on l'abandonne aux manipulateurs ?

En quoi l’attachement conscient à une croyance obsolète diffère-t-il d'un mensonge à soi-même ? Par un niveau de présence d'esprit ? Ce serait plutôt l’inverse : c’est pour ne pas devenir fou que chacun de nous finit par croire ce qui l’arrange. Il existe une expression pour exprimer cela en langue française pour le domaine matériel : on se sent bien dans ses meubles.

Comment peut-on prétendre faire « vivre ensemble » des gens qui n’ont pas les mêmes « valeurs » ? Les solutions historiques font encore de nos jours la preuve de leur « efficacité » : terreur généralisée, éradication des déviants, persécution des minorités identifiées, réduction de l’humain à l’animalité par diverses techniques dont récemment celles portées par les « nouvelles technologies »…. Il existe pourtant une infinité de solutions logiques pour structurer la vie commune en société au dessus de morales différentes : la création et l’entretien d’une étiquette sociale commune centrée sur les relations entre les personnes et sur les comportements en public, assumée comme moyen de respect mutuel et d’ouverture aux autres. A la différence d’une étiquette de cour royale ou de tout autre code de comportement de caste, ce type de solution suppose une capacité d’évolution de l’étiquette sociale en fonction de la population et de son environnement. En effet, à la différence d’un code immuable et indiscutable, une étiquette doit demeurer la production d’une communauté vivante, consciemment par nature soumise aux imperfections. L’entretien raisonné d’une étiquette sociale de vie commune suppose une forme authentique de démocratie, afin de préserver la reconnaissance intériorisée de l’artificiel dans l’étiquette en cours (et de sa part d’absurde), et cependant son acceptation par tous. Cette authenticité démocratique est incompatible avec l’enfermement dans les codes de castes, incompatible avec les prétentions universelles des vérités révélées, dans la mesure ou ces codes et ces vérités prétendent imposer leur propre étiquette, leurs valeurs et leur manière de penser, visant à produire l’isolement de pseudo élites ou revendiquant au contraire l’empire sur tous et sur toutes choses. Et l’Histoire nous apprend comment ces deux formes de blocage se combinent ! Si nous reconnaissons que le niveau d’emprise des instances étouffoirs correspond au niveau d’infantilisme social, il est possible d’affirmer que beaucoup de nos sociétés modernes sont encore très éloignées d'un état adulte.

L’association systématique entre « démocratie » et « débat » révèle la profondeur de la dénaturation de la démocratie. En effet, la finalité d’une institution démocratique n’est pas de débattre, surtout pas de débattre de propositions de détail établies en vue de satisfaire des priorités définies par ailleurs, c’est de construire le projet d’avenir du peuple souverain (d’une ville, d’une région, d’un état, de la planète) à grands traits, afin de pouvoir confier sa réalisation à des dirigeants compétents, ensuite contrôler et adapter autant que nécessaire. A l’inverse, ce que l’on appelle couramment (souvent avec un sous-entendu ironique) un « débat démocratique », pour dire que divers points de vue se sont exprimés dans une assemblée et qu’un vote a permis de trancher, n’a tel quel rien à voir avec la démocratie. Ce « débat démocratique » est une singerie pompeuse parmi tant d’autres dans nos sociétés infantiles.

« Les bonnes décisions sont souvent prises pour de mauvaises raisons » nous rappellent les malins défenseurs de régimes politiques traditionnels. Cette affirmation n’est pas innocente sous une apparence de sagesse éternelle et d’appel à la modestie. Elle est à l’opposé du processus de décision démocratique. En effet, dans un processus vraiment démocratique, on doit conserver les raisons des décisions prises, justement parce qu’il est normal que ces raisons apparaissent mauvaises après quelques temps, et qu’il faut pouvoir décider du maintien ou non des anciennes décisions en fonction de raisons actualisées. Dans une vraie démocratie, il n’existe pas de « bonnes » décisions, il n’y a que des décisions faites dans le temps présent pour le futur tel qu’on l’appréhende à partir du temps présent. Le jugement dans l’absolu d’un hypothétique tribunal de l’Histoire n’a aucune légitimité.

Le renouvellement de la démocratie, c’est-à-dire l’exercice direct du pouvoir par le peuple, suppose la reconnaissance des compétences individuelles des gens de ce peuple, leur valorisation au cours de processus de décision adaptés, leur développement dans la réalisation des décisions prises. Cette relation entre cette institution du pouvoir suprême et les individus qui la composent est cruciale. Le « miracle » de l’Antiquité grecque est le produit de ce fondement, il est futile d’en rechercher des causes mécaniques parmi des facteurs historiques économiques ou culturels. En effet, sans cette relation, on ne crée qu’un espace supplémentaire de singeries, d’autant plus lorsque l’institution pseudo démocratique est peuplée de supposées élites qui consacrent la plus grande partie de leur temps à discuter du bon habillage de l’actualité.

Cronscan.jpg A notre époque « moderne », on pourrait enfin s’intéresser aux mécanismes de manipulation dans leur ensemble et pas seulement à leurs détails et à leurs effets d’actualité. Toute manipulation pourrait être considérée comme une auto manipulation et on pourrait identifier les « fake logics » collectives imprimées dans nos raisonnements individuels – dont il nous est impossible de nous extraire tant que nous nous complaisons dans la paresse d’un « bon sens » majoritaire confortable, qu’il soit ou non le résultat de déductions « robustes » à partir d’hypothèses dont on a commodément oublié l’artificialité puisque tant d’autres semblent aussi l’avoir oubliée. Cessons de nous considérer systématiquement comme des « victimes » de manipulations et de nous exonérer de notre paresse mentale avec des arguments psy. Considérons plutôt qu’il n’y a que des agents de manipulation, en premier nous-mêmes, plus ou moins conscients, plus ou moins volontaires, mais toujours assez vicieux pour diluer toute idée de responsabilité personnelle dans un noble et vague sentiment de culpabilité - une culpabilité partagée avec d’autres…. En effet, comment pourrions-nous être coupables des "mécanismes sociaux" ? Alors que cette pesanteur paralysante de la culpabilité (devant qui, pour quoi) de nos propres imperfections (en comparaison d’imaginaires machines infaillibles) est un facteur d’inertie face aux besoins d'innovation sociale, elle pourrait être reconnue dans ses diverses variantes, non pas pour la surmonter (au prix de nouvelles illusions) mais afin de la convertir en conscience commune de nos limites individuelles pour rendre possibles les efforts collectifs de créations sociales dans l'intérêt commun.

Si, dans notre monde des humains, tout se tient pour que rien ne change, alors on doit admettre aussi que, justement du fait que tout se tient, tout doit pouvoir changer d’un seul coup. Il suffit pour cela de considérer que notre « tout » n’est pas le « tout » du monde, même en réduisant le champ à notre seule planète Terre.

De toute façon, nous ne pouvons plus « penser le changement », même le plus violent, comme une destruction préalable à une reconstruction, alors que nous avons déjà presque tout détruit autour de nous et que nous dépendons entièrement de ce qui reste. D'accord que c’est tellement plus chouette de penser comme si nous étions des dieux tout puissants et de vivre comme des singes, sauf que même les bébés ne s'y trompent pas.

Il est urgent de faire comprendre pourquoi il est physiquement impossible de « réparer la planète », et de faire réaliser à quel point les gens qui le prétendent sont des criminels contre l’humanité. En l’état de la Science, on peut tout au plus imaginer qu’un jour on saura comment retarder quelques effets indésirables… en provoquant quelques dégradations supplémentaires pour fabriquer des outils adaptés et les mettre en oeuvre par la consommation d’encore plus de ressources énergétiques. Schématiquement et par analogie, ce type d’opération sera pire que de creuser un trou pour récupérer de la matière afin de combler un autre trou, car dans ce cas, le trou creusé devra être plus important que le trou comblé : on devra donc vraiment s’assurer que l’opération se justifie pour la partie de population terrestre qui pourra en bénéficier… Rassurons-nous, nous sommes encore loin, en ce début du 21ème siècle, de pouvoir imaginer ce genre de sauvetage de quelques privilégiés ! Pour le moment, on « raisonne » encore séparément sur les réserves en ressources énergétiques, sur le changement climatique, sur la pollution, etc., alors qu’on ne sait encore pas grand chose sur les capacités autonomes de régénération de la planète (par exemple sur le plancton des océans, tandis que par ailleurs les satellites d’observation ne sont opérationnels que depuis une ou deux décennies). Les capacités planétaires autonomes qui nous importent, ce sont très précisément celles qui nous rendent cette planète humainement habitable. Car le seul grand projet d’avenir planétaire, c’est de se débrouiller pour exploiter la planète en dessous de ces capacités autonomes de régénération. Quelqu’un y travaille ? Quelqu’un est en charge de ce projet ?

22 août 2017

Au pas de miracle

Actualité de la Grèce antique

En quoi notre monde moderne, dans ses structures économiques et géopolitiques mises à la bonne échelle, diffère-t-il de l'antiquité des cités grecques indépendantes, rivales, commerçantes dans un monde globalisé… ?

Enigrec.jpg

L’ouvrage « L’énigme grecque » de Josuah Ober (La Découverte, 2017, traduction française de « The Rise and Fall of Classical Greece », Princeton University Press, 2015) peut être lu comme le développement méthodique de cette analogie.

L’ouvrage s’appuie sur les études archéologiques et historiques récentes de la Grèce antique, pour tenter de comprendre pourquoi et comment les populations du monde grec antique ont pu développer tant d’éléments originaux de civilisation et les diffuser sous diverses formes d’abord dans leur monde méditerranéen puis au-delà, en les faisant vivre et rayonner bien après leurs quelques siècles de puissance politique.

L’une des thèses principales de l’ouvrage est que les cités du monde grec antique étaient amenées, pour diverses raisons culturelles et économiques, à se spécialiser dans le cadre d’un « Grand Marché » de l’époque, avec la mer comme canal principal d’échanges rapides (pour l’époque). D’où une « efflorescence » économique et culturelle du monde grec antique. Les recherches récentes confirment par ailleurs la prospérité d’une partie importante des familles grecques et même d’une population plus large d’étrangers résidents et de « non libres » – niveau de prospérité à comprendre dans l’absolu, à peine atteint de nouveau en Grèce moderne après plusieurs périodes historiques défavorables (sans parler de la période actuelle de régression).

Dans le domaine politique, l’ouvrage offre de nombreux sujets de réflexion et d’approfondissement à propos des fondements de la démocratie et de sa mise en œuvre, illustrés d’exemples historiques de l’antiquité grecque « efflorescente ».

On y retrouve quelques fondamentaux de toute démocratie authentique :

- équilibre entre les fonctions des instances citoyennes, celles des instances de « sages », et les tâches confiées à des experts - équilibre non figé définitivement, évoluant à l’expérience,

- instanciation directe du peuple en soi (c’est à dire de chacun soi-même) dans les instances citoyennes,

- automatisation de la sélection des citoyens appelés à contribuer aux instances citoyennes, de manière que chaque citoyen s’attende à être sélectionné plusieurs fois dans sa vie dans divers niveaux d’instances,

- régulation des débats, formation des citoyens à la parole publique,

- reconnaissance et encouragement au développement des compétences individuelles exercées par chaque citoyen au cours de sa vie professionnelle de cultivateur, artisan, commerçant, marin, artiste,...

- implication personnelle de chaque citoyen dans des tâches d’intérêt général dans le cours normal de sa vie sociale (dont l’entraînement militaire et son propre apprentissage de la démocratie),

etc.

Dans le monde grec antique, « la » démocratie idéale n’existe pas. Même lorsqu’une cité définit ses instances démocratiques à partir d’un modèle, il s’agit toujours d’une adaptation locale. D’autant plus lors des périodes critiques, ou à la suite d’une guerre civile. Athènes ne fut pas la seule cité démocratique. Ses institutions et leur pratique ont évolué dans le temps.

Dommage que ces gens n’aient pas inventé Internet ! Ou pas dommage, car peut-être alors, si leur Internet avait évolué comme l’actuel, il ne nous resterait rien de leur civilisation ?

Divers miroirs de la grande histoire

Dans son élan explicatif du rayonnement de l’antiquité grecque par un « Grand Marché » comme cadre d’une « destruction créatrice » et d’une « réduction des coûts de transaction » - comment ne pas reconnaître l’expression des doctrines de l’expansion économique par la libre concurrence – l’ouvrage de Josuah Ober repère les avantages relatifs d’un régime démocratique par rapport aux régimes élitistes dans la double capacité démocratique à préserver l’indépendance de chaque cité et à la développer économiquement, en favorisant un haut niveau de motivation des citoyens, à la fois en tant que contributeurs volontaires d’une force militaire offensive et défensive de leur cité, et individuellement en tant que contributeurs à son développement.

A l’opposé, l’univers de l’empire perse, bien que culturellement et économiquement très évolué, paraît statique, découpé en potentats locaux intermédiaires du pouvoir central.

Tout cela est bien beau, mais le processus de « destruction créatrice » à l’intérieur du monde grec antique tel qu’il nous est reconstitué se décrit par des guerres opportunistes et des conflits dont les ressorts paraissent plutôt minables déjà bien explicitement dans les récits des historiens antiques. Josuah Ober tente à chaque fois d’interpréter les actes de « destruction créatrice » comme les résultats de calculs locaux ou comme les résultantes de chocs géopolitiques – avec la Perse comme super puissance militaire et financière, alternativement envahissante au premier plan ou comme partenaire d’alliances variables en arrière plan en fonction de ses propres intérêts. L’ouvrage propose ainsi quelques définitions de mécanismes d’affrontement, et même une modélisation des paramètres et de la logique des décisions prises par les acteurs historiques dans leurs stratégies d’expansion et dans leurs tactiques militaires.

Au total, les diverses tentatives d’explication de l’énigme grecque développées par l’auteur sont éclairantes mais pas décisives même prises ensemble : analogie avec l’écologie de colonies de fourmis autour d’un étang, modélisation informatique des décisions locales, analogies à une économie de marché moderne y compris par certains éléments d’économie monétaire, mise en évidence du travail en profondeur des idées démocratiques et de leur supériorité tactique…

Ce qui est bien expliqué dans l’ouvrage de Josuah Ober, c’est que le « miracle grec antique » a bénéficié de la conjonction de processus politico économiques favorables. L’auteur n’oublie pas mais place de fait au second plan les singularités culturelles du monde grec athénien antique qui ont fondé et entretenu son « efflorescence » malgré les tentatives spartiates d’étouffement. Il reste qu’il est difficile d’expliquer pourquoi tant de productions du « miracle grec » nous apparaissent maintenant comme si elles avaient été conçues gratuitement pour la seule gloire de l’humanité. Illusion d’optique de notre part certainement. Mais aussi choc en retour par la révélation de certaines pauvretés de notre époque.

Le livre du Professeur Ober se concentre sur sa vision explicative globale de l’énigme grecque par le « Grand Marché », complétée par diverses modélisations et analogies. Sans doute l’auteur considère que ses lecteurs se tourneront naturellement vers d’autres ouvrages pour approfondir les singularités à la base du « miracle grec» que son approche ne peut qu’effleurer. Il est dommage qu’il n’y incite pas explicitement (sauf dans les notes et parcimonieusement). Au contraire, il soumet ponctuellement le lecteur à quelques excès d’enthousiasme explicatif par des théories récentes.

milovenu.jpg Par exemple, à propos du célèbre dialogue entre les Athéniens et les Méliens (habitants de l’île de Mélos, celle de la « Vénus de Milo ») pendant la guerre du Péloponnèse, l’ouvrage d’Ober prétend expliquer le résultat fatal pour les Méliens de cet affrontement oratoire par un défaut d’évaluation de leur situation, en faisant référence à la théorie des perspectives de l’économie comportementale….

Le lecteur normalement paresseux risque de manquer quelque chose d’important pour sa compréhension du « miracle grec » s’il se laisse éblouir par la modernité revendiquée d’une telle « explication » !

A l’origine, Thucydide, l’historien de l’époque, a consacré une bonne dizaine de pages de son chapitre sur la seizième année de la guerre du Péloponnèse, au détail de la tentative ratée de négociation entre les représentants du corps expéditionnaire athénien sur l’Île de Mélos et les notables locaux. Pour ces derniers, le contexte était menaçant mais pas forcément désespéré, sachant que l’île avait déjà été envahie et sa campagne saccagée dix ans plus tôt par une précédente expédition athénienne, qui s’était ensuite retirée en laissant la cité intacte, sans doute à la fois par manque de détermination, peut-être aussi faute de pouvoir maintenir sur place un effectif important. Rétrospectivement, l’« erreur » des Méliens face à une nouvelle invasion est d’avoir sous-estimé la capacité des Athéniens à tenir le siège de leur cité avec une troupe réduite pendant plusieurs mois jusqu’à ce qu’un traître leur ouvre une porte – d’autres cités insulaires ont gagné le même pari. En tous cas, le dialogue de la négociation tel qu’il nous est rapporté par Thucydide ne doit pas être considéré comme un morceau de bravoure d’opéra comique entre des représentants de la force brute face à des représentants d’un droit à la neutralité paisible (liberté revendiquée plutôt que droit ?), mais comme l’un des sommets d’une oeuvre consacrée à l’étude minutieuse des engrenages générateurs des guerres, comment s’augmente l’intensité des affrontements et comment s’étend leur champ d’action, en toute logique et en toute raison humaine.…

Castothu.jpg

On trouvera par ailleurs, par exemple dans un recueil de séminaires de Cornelius Castoriadis (Thucydide, la force et le droit, Editions du Seuil, 2011, vers le milieu du volume), une présentation de cet épisode célèbre entre Athéniens et Méliens. On comprendra pourquoi la négociation ratée a mérité l’attention de générations d’historiens (dont probablement Machiavel). Le texte de Thucydide reste d’actualité à travers les siècles. En plus, on trouvera, dans le recueil ci-dessus référencé, une réflexion sur les ressorts du « miracle grec » athénien tel qu’il fut analysé par ses contemporains. C’est un complément dans l’exploration de l’énigme grecque pour mieux apprécier la dimension et l’apport original de l’ouvrage de Josuah Ober.

Miracle ou pas miracle

Revenons au fond. Comment expliquer la simple possibilité d’apparition de Platon, d’Aristote et tant d’autres à la suite de Socrate ou contre Socrate ? Et comment expliquer les autres, moins connus ou ignorés, qui les ont précédés, puis ceux qui ont permis cette suite et l’ont prolongée ? Par quels canaux de transmission de l’époque ?

Mêmes questions, encore plus évidentes, pour les architectes, ingénieurs, mathématiciens, médecins, artistes, artisans de l’époque du « miracle grec »... N’avons-nous pas oublié quelque chose dans le domaine de la transmission et du développement des compétences, malgré les performances de nos systèmes éducatifs, malgré Internet, malgré la pertinence argumentée de nos diverses théories de la communication et de l’apprentissage ?

Concernant la création d’institutions démocratiques, ne serait-il pas opportun de vraiment expliquer comment des Solon et des Clisthène ont pu inventer et mettre en pratique les réformes qui ont fondé les institutions démocratiques dans certaines cités de la Grèce très antique, localement et des centaines de fois ? De quelles circonstances ont-ils bénéficié, sur quels soutiens se sont-ils appuyés, quelle expérience préalable leur a été utile, quelle progression ont-ils suivie dans la mise en oeuvre ? Car il est impossible d’imaginer qu’ils n’aient rencontré aucune opposition ! En plus, c’était à une époque où l’écriture était rare, certainement encore plus la capacité de lire… Justement, l’intelligence de l’écoute, le respect de la parole et des nuances, l’encouragement à la réflexion individuelle dans le concret, l’acceptation d’un devoir d’effort personnel, l’organisation du débat public pour qu’il soit productif ne seraient-ils pas des éléments fondateurs d’une démocratie authentique, à retrouver d’urgence ? Le coeur du « miracle grec » ne serait-ce pas la création d’un système de décision collective – si on préfère, une institution de l’exercice de la liberté collective - qui était aussi le principal incubateur des intelligences et des compétences individuelles ? Qu’est-ce que cela nous dit en retour sur nos sociétés prétendument avancées qui consacrent tant d’efforts à réguler (ou à étouffer sous diverses doctrines pesantes) leur conflit interne sui generis entre les libertés individuelles et la contrainte collective (ou leurs avatars) ?

Concernant le maintien de la paix dans le monde, ne serait-il pas utile d’approfondir les raisons historiques de la non destruction de la cité d'Athènes et de la non déportation de sa population, alors qu'Athènes était vaincue et occupée à la fin de la guerre du Péloponnèse, et alors qu'il n'existait à l'époque rien d'équivalent à notre ONU, mais sans doute "quelque chose" de plus fort et de plus spécifique que les concepts génériques abstraits de ce que nous appelons le droit international - un « quelque chose » que nous ferions bien, chacun de nous individuellement, de réinventer et de travailler pour notre survie un jour à venir ? Pourquoi, à l'inverse de quelques exceptions historiques, la tendance naturelle d'évolution des cités états indépendantes semble être soit leur intégration sanglante dans un empire soit leur anéantissement intégral par mise sous cocon ou destruction physique ? Les ruines des cités mayas témoignent pour nous d’un autre avertissement que celles des cités de l’antiquité grecque.

Poser ces questions de cette façon, c’est rechercher concrètement les possibilités de notre avenir en échappant provisoirement au confort mental de notre supériorité moderne factice et en sortant de notre cadre contemporain de « Grand Marché à bas coût de transaction » autour d’un Net dévoyé, où tout le monde tend à s’assimiler aux mêmes modèles en miroir, au point que l’on croit pouvoir faire l’économie de se comprendre, et que l'on s’entraîne à faire l’économie d’exister.

Ensembleplus.jpg

Car la plus grossière des « erreurs de perspective » nous est imposée par nos dirigeants politiques, nos grandes entreprises et tant d’institutions et d’organismes soucieux de notre bien-être par une saine gestion financière. Ils nous bombardent de slogans prétendument progressistes du genre « tous ensemble pour le développement », alors que notre planète se détruit chaque jour un peu plus, au point que des régions entières sont devenues inhabitables et que des espaces océaniques se stérilisent. Qu’importe, chacun doit s’activer à augmenter son poids sur une Terre qui se ratatine ! Grotesque provocation d’une « destruction créatrice » géante – un carnage définitif.

Donc, c’est bien un changement de civilisation du genre du « miracle grec » qu’il nous faut, ou son équivalent dans d’autres cultures, afin de recréer un système de décision collective responsable de notre destin planétaire, et pouvoir de nouveau développer notre humanité.

On a su faire.

Il est urgent de nous pencher sur les cendres historiques de ce « miracle grec », et d’activer notre cerveau d’humble hominidé pour en imaginer quelques étincelles dans le présent.

14 mar. 2016

Clic et tic

Clic à explosion

Nos médias nous assomment des bruits et nous éblouissent des éclairs d'actualités frelatées, reconstruites à partir d'instantanés d'événements espérés ou redoutés. Simultanément, l'artificialité de ce fracas contribue à nous isoler dans nos illusions circulaires en miroir de nous-mêmes en communication perpétuelle avec nos autres nous-mêmes. De plus en plus, nos "libertés" sont écrasées sous la pression informatique, par l'effet de nos obligations régulièrement rappelées par nos engins personnels portables. La poésie se prélasse dans le luxe des mots rares et des sonorités clinquantes - comme les autres arts, réduits aux fonctions d'effet de surprise, d'emballage vendeur, de halo passivant, de facteur d'ancrage. Où est le clic du temps libre ?

La découverte épouvantable du siècle passé n'est pas que notre liberté individuelle est illusoire - ce fut toujours le cas pour la plus grande partie de la population terrestre, l'autre partie étant composée d'êtres à faible niveau de conscience ("haut niveau d'inconscience" serait moins choquant ?) - c'est que la seule perspective d'avenir de l'humanité demeure la compétition planétaire. Le monde appartient à ceux qui cliquent en premier.

Il se trouve régulièrement un propagandiste enthousiaste pour nous prédire que l'économie future de notre monde moderne, ce sont des clics sur Internet. Ah, s'il pouvait avoir raison : imaginons comment chacun de nous, en quelques clics, pourrait réguler la consommation énergétique de son habitation ou de son véhicule en fonction des ressources disponibles dans les heures à venir et de leur coût de consommation sur place, directement sans aucun intermédiaire, et imaginons comment nous pourrions contribuer à l'optimisation dudit service en transmettant une prévision de nos futurs besoins les plus importants, pourquoi pas aussi notre niveau de satisfaction... Ce qui est amusant, c'est que cette vision d'apparence libérale est facilement réalisable efficacement en gestion monopolistique de la production et distribution d'énergie (centralisée ou décentralisée, c'est une autre question), en revanche quasiment impossible par le libre jeu concurrentiel entre des prestataires d'un "marché global de l'énergie". En effet, tentez d'imaginer comment "le" terminal de l'utilisateur dans l'hypothèse d'une concurrence libre et non faussée pourrait exister en modèle unique. Ah oui, il suffirait d'établir des normes pour ce terminal soit uniformisé entre les concurrents ? Mais alors, qui donc établirait ces normes, pour quand, dans quel intérêt commun, pour quelles perspectives d'évolutions futures des services rendus ?... Et puis zut, il faut simplifier, alors que le meilleur gagne dans le respect de la meilleure solution définie par les experts et, de toute façon, pour décider de toute option sur notre avenir commun, il est bien entendu que cela se fait d'un seul clic, pour ou contre !

Parmi les activités les plus prestigieuses dans nos sociétés "développées", on trouve des professions commerçantes de services immatériels pompeux, prospérant dans l'enveloppe de leurs splendeurs formelles au-dessus des populations ordinaires qui ne comprennent pas le langage abscons des grands mystères. Ce n'était pas différent dans les siècles anciens, par exemple en Europe avec les mages et les prophètes, alors que les légionnaires de l'antiquité romaine construisaient des villes, des aqueducs, des routes, avec un savoir faire dont on n'a retrouvé l'équivalent qu'à la fin du 18ème siècle. Notre modernité se caractérise par un niveau extraordinaire de libération de tous vis à vis des contraintes physiques et des limites de nos sens. Ce sont des scientifiques imaginatifs, des ingénieurs laborieux, des techniciens besogneux qui ont créé les usines à produire les instruments et les machines de notre confort et même les instruments de nos jeux. Nos vies animales ont été transformées par les résultats des trouvailles de ces gens-là (en passant par les sacrifices humains de la "révolution industrielle" et agricole) et ils continuent de maintenir notre monde technique en état de fonctionnement, y compris pour nous alimenter et nous soigner, sous la surface du business. Car le haut du pavé, celui des réussites exemplaires, ce sont des affairistes, des financiers, des juristes, des bonimenteurs de toutes sortes, dont les contributions constatées au bien commun font penser que notre monde deviendrait subitement plus raisonnable et plus créatif, bref vraiment moderne, s'ils disparaissaient tous instantanément d'un seul clic.

Insekt.jpg Automne après automne, pour le ramassage des feuilles mortes dans le parc public que je fréquente pour mon jogging depuis 50 ans (à me débuts, le mot "jogging" n'existait pas encore et les chiens aboyaient après les rarissimes originaux qu'ils voyaient courir en tenue scolaire de sport), un travailleur né très loin d'ici manie un engin à vent bruyant pour mettre les feuilles en ligne sur le côté puis un autre travailleur venu d'ailleurs, de très loin aussi, fait circuler une machine pétaradante qui met les feuilles en tas afin qu'une autre machine conduite par un autre travailleur venu de très loin aspire enfin le tas pour l'emporter sur son camion benne qui fuit un peu et pue beaucoup à chaque déplacement. Stupidité à multiple détente : gaspillage de pétrole par une mécanisation à outrance condamnant les conducteurs à la paresse physique au milieu de sources d'atmosphère polluée, étouffement précoce de toute logique de solidarité sociale qui pourrait autrement peut-être s'envisager par une forme d'imposition de travaux d'intérêt collectif réalisés par la population (il est devenu évident que ce serait le seul moyen de nettoyer vraiment durablement les rues et les couloirs des métros parisiens), ignominie de l'importation ou de la migration chez nous de pauvres gens excédentaires dans leurs pays de démographies irresponsables (notamment ceux où traditionnellement la retraite des vieux ne pouvait être assurée que par leur propre descendance), alignement destructeur des espaces publics naturels sur un schéma de type "parc de film américain certifié écologique" à entretien mécanisé, avec confection de soubassements stabilisés sur tous les chemins, qui deviennent des voies de circulation des engins en même temps que des lieux bien drainés de promenade aménagée avec bancs tout au long, préparant la progressive élimination des taillis et des arbres gênants, chaque saison un peu plus au fur et à mesure que les étroits sentiers historiques sont aménagés en raccourcis pour les poussettes et les chaises roulantes - les insectes ont été éradiqués en masse en 3 ans vers la fin des années 90, la faune vertébrée sauvage disparue est remplacée par des animaux décoratifs importés, pourquoi pas une volière d'oiseaux tropicaux ? Tout cela se tient ensemble, faut un gros clic là !

Clic à se perdre

Concentrons-nous à présent sur l'aile marchante de nos sociétés prétendument avancées : l'Entreprise !

Les ouvrages sur le management des entreprises, on aurait tort de les considérer comme des exemples de sous-littérature. Par leur vocabulaire et par leur sujet, ce sont des ouvrages de guerre - on en connaît la noblesse depuis l'antiquité. On y trouve tous les genres : discours de propagande, témoignages personnels, récits de batailles gagnées ou perdues, tactiques et stratégies, réflexions philosophiques, poésie. Souvent, c'est tout à la fois. La plupart des ouvrages de guerre sont rédigés par des généraux, des diplomates ou des espions de haut vol, on y retrouve cependant une réalité vécue par beaucoup à divers niveaux hiérarchiques ou fonctionnels.

Parmi les ouvrages de management des entreprises, on peut discerner la résurgence d'un courant que l'on pourrait qualifier d'humaniste, au sens où il s'intéresse aux gens dans l'entreprise, toutefois bien concrètement en vue d'en faire un avantage sur la concurrence. En effet, ce courant n'a pas grand chose à voir avec les mouvements socialistes ou paternalistes des débuts de la révolution industrielle, ni avec les tentatives de généralisation des valeurs du compagnonnage. Récemment, ce courant s'est exprimé principalement dans les conceptions d'"entreprise apprenante" : organigramme en râteau, valorisation et partage de l'expérience, généralisation des contributions du personnel aux améliorations du service aux clients et des produits, etc. Les sociétés de conseil et de services informatiques ne sont pas les seules concernées, ce type de modèle est aussi celui des entreprises industrielles de production ou de logistique en flux tendu, soumises à de fortes contraintes de flexibilité.

A côté des beaux écrits, la réalité peut cependant s'avérer très crue. Par exemple, de grands groupes industriels externalisent progressivement une partie de leurs bureaux d'études, soit vers des pays où les salaires d'ingénieurs sont plus bas, soit sur place carrément en usant de diverses formules de portages salariaux ou d'associations informelles d'autoentrepreneurs.

PetLib.jpg Néanmoins, il existe une mode de la pensée managériale, orientée vers la reconnaissance de la singularité de l'expérience individuelle et de sa valeur pour l'entreprise. Et il semble qu'enfin, les approches naïves des années 2000 du "management des connaissances" (Knowledge Management) par un archivage documentaire informatisé ont muté vers des programmes à la fois moins réducteurs et moins coûteux. L'accent s'est déplacé vers les conditions de la participation du personnel à de tels programmes. Prioritairement, on recherche la création de la confiance entre les personnes destinées à partager leur expérience et surtout son maintien dans le temps. L'excellence de l'informatique de partage devient secondaire. Après l'éblouissement technologique, on retrouve une longue tradition du management.

Quel beau titre que Liberation Management (Necessary Disorganization for the Nanosecond Nineties), Tom Peters, Pan Books, 1992, 800 pages environ. Ou, à l'inverse, quelle honteuse prétention à "gérer" une forme de libération - mais peut-on y échapper pratiquement, dans la société en général comme en particulier dans le cadre d'une entreprise ? C'est bien la vaste question de l'accession à la "liberté" dans le monde moderne, ou de son maintien, qui est ainsi posée dans le titre de ce bouquin de référence. Il est dommage que la pertinence de la question ne s'impose pas aux détenteurs du pouvoir sur l'évolution d'Internet et du Web comme instruments de libération. Ou alors, ce n'est que l'apparence d'une libération ?

Pour notre sujet, mais peut-être aussi plus généralement, l'ouvrage de Tom Peters n'apporte en réalité pas grand chose de neuf, au-delà de références documentées aux écrits de certains papes du libéralisme économique et au delà d'une présentation enthousiaste de cas exemplaires, en comparaison des grands classiques du management dont le seul parcours de la table des matières manifeste encore l'actualité, par exemple, "The reality of organizations" de Rosemary Stewart (1970, Pan Management Series, 190 pages). Cependant, Peters donne un éclairage original sur un point particulier, au travers d'exemples de collaboration à distance entre les consultants d'une grande société internationale de conseil, où il met l'accent sur la relation humaine et la diplomatie individualisée nécessaire au partage d'expérience entre des professionnels de facto concurrents dans l'évolution de leur carrière et plus immédiatement sur le montant de leur prime personnalisée de fin d'année, et même dans une culture d'entreprise favorisant le repérage rapide des bonnes compétences internes en fonction des dossiers en cours.

RoseStew.jpg J'ai pu visiter, dans les années 75-80, dans l'Est de la France, une entreprise spécialisée dans la fabrication d'un composant décoratif personnalisé à destination des industries d'emballages alimentaires en flux tendu. Les machines de production de l'usine étaient d'une grande variété, notamment pour réaliser de très petites séries dans un délai court. A l'époque, on m'avait dit que le patron répartissait chaque année les bénéfices de l'entreprise (après provisions pour investissement etc) également entre ses employés, de fait tous considérés comme des compagnons artisans. L'entreprise existe toujours, mais elle a été rachetée par un grand groupe... Ce modèle artisanal n'est pas généralisable tel quel, c'est pourtant la référence fondatrice de toute entreprise comme lieu de partage des expériences entre des professionnels. Autrement, entreprise apprenante ou pas, organigramme en râteau ou pas, on retombe infailliblement sur le modèle de la course des rats, ou une forme d'ubérisation de l'intérieur, avec l'expérience de l'autre comme véhicule utilitaire transitoire. Malheureusement, cette évidence apparaît difficilement comme telle dans une grande organisation, victime des luttes de pouvoir et des effets de masse. Dans une start-up, son ignorance ou sa négation sont à la source de beaucoup de dissensions fatales.

Seuls les fondamentaux de la nature humaine sont communs aux start-up, aux entreprises moyennes, et aux multinationales. Même dans les algorithmes et les logiciels les plus abstraits que nous créons pour contrôler, pour gérer, ils sont implicites. De toute façon, au bout du bout, il y a une personne avec ses gros doigts et ses yeux fatigués devant un écran, qui "décide". Comme c'est rassurant.

Clic pour voir, clic de vote, clic à fric, clic d'erreur, clic de retour, clic de plus, clic de moins, clic de rien du tout, y a plus personne depuis le début.

23 fév. 2016

Pour un Web d'intérêt général

Ce billet propose encore un autre point de vue décalé sur le Web, afin d'en faire ressortir certaines insuffisances en vue de la création de sociétés virtuelles et d'ouvrir le champ des possibilités pratiques nécessaires à cette création.

Précisons. Il s'agit de la création de sociétés virtuelles pour des objectifs définis par leurs contributeurs dans un cadre ouvert potentiellement universel, par exemple la citoyenneté planétaire. Il est clair que de tels cadres à vocation universelle, pour autant que l'on souhaite leur donner une existence, sont néanmoins contraignants par leurs finalités, leurs valeurs, leurs objectifs premiers. De tels cadres existent déjà sur le Web, mais par accident et par exception, sans référence à un processus générique de construction. Il est évident que la définition d'un ensemble de processus de construction de "vraies" sociétés virtuelles du Web équivaut en pratique à une définition de l'intérêt général du Web pour ce domaine des "vraies" sociétés virtuelles.

Autrement dit, nous ne parlons pas de sociétés virtuelles constituées, par exemple, afin d'exploiter les écarts des variations des Bourses américaines par rapport aux Bourses asiatiques. Mais de sociétés virtuelles destinées, par exemple, aux diverses formes de développement des personnes - du moment que ce développement ne suppose pas, même indirectement, de nuire à d'autres personnes. Les prétendus "réseaux sociaux" ne sont, pour le moment, que des instruments formels en prolongement de "la" société réelle, dont l'économie repose sur l'exploitation statistique souterraine et l'influence ciblée de nos comportements.

Certainement, notre point de vue paraîtra naïf aux admirateurs sans recul de Machiavel, de Rousseau, de Marx, de Freud, de Hayek, et de tant d'autres grands esprits, poètes et prophètes de tous les temps, qui nous ont offert une interprétation de nos vies en société ou les ont transfigurées en humaine épopée. Nous sommes entièrement d'accord que, pour l'entretien de nos croyances historiques, il est vain de réfléchir à une nouvelle formule d'intérêt commun universel, surtout si le champ de nos prétentions se limite au Web - on ne trouve évidemment rien à ce sujet dans les grands écrits de référence ! On n'y trouve pas grand chose non plus pour répondre concrètement à la détresse du monde actuel, que nous avons mis en régression accélérée par notre ignorance des lois physiques et notre paresse à changer de croyances - ah bon, vous n'êtes pas au courant ?

En pratique, le plus urgent, en vue d'une transformation du Web en instrument de création sociale, à partir d'un univers mental imprégné d'une conception réductrice de l'économie, c'est de réaffirmer la différence de nature entre l'intérêt général et les intérêts particuliers.

De telles différences de nature, non exclusives, existent dans toute société humaine, qu'elles soient exprimées théoriquement ou qu'elles s'expriment aussi ou seulement par des délimitations de l'espace (et du temps ?), par exemple entre la famille, la communauté villageoise, le reste du monde. Posons la question autrement : un espace humanisé, qu'il soit virtuel comme le Web ou réel, peut-il exister comme espace social en l'absence d'une définition commune de l'intérêt général ? Un Web structuré de fait comme une jungle (en comparaison, une structuration en grand bazar serait plus adaptée aux réalités d'un monde clos et au rêve d'une communauté conviviale universelle) peut-il remplir un rôle social pour la paix dans le monde, pour la préservation de la planète, pour... ?

"Mind your step" ! A la station "Notre Web", il n'y a rien après la marche, rien qu'une feuille de "netiquette" tournoyant dans le vide, et au loin, le reflet vacillant d'une déclaration universelle des droits de l'homme. Il est prudent d'attendre la station "Joli Web" : le quai est solide, en aggloméré de feuillets de conditions générales d'utilisation, les décors sont animés, avec divers types de miroirs, d'offres de compagnie et de commerce, d'invitations ludiques à l'emploi de services culturels. Cool, ce ne sont plus les réponses qui nous sont données, ce sont les questions.

Par avance, nous savons que ce vide, l'absence d'une définition de l'intérêt général du Web, ne sera jamais correctement comblé par une production d'experts, tant que l'étrangeté de ce vide demeurera dissimulée. D'autant moins si lesdits experts demeurent dans leurs décors et coutumes d'entre soi. D'autant moins que nos experts et grands dirigeants sont, du fait de leurs processus de sélection, a priori satisfaits du monde tel qu'il est, en particulier de leur petit monde à eux. Absorbés par les péripéties de jeux sournois entre eux, la grandeur de leur responsabilité devant l'humanité future ne les atteint pas. Peut-être ces hautes personnalités affecteront un jour de compter sur nous ou sur d'autres plus grands esprits pour leur fournir quelques idées... qu'elles feront jeter aux lions !

A notre modeste niveau dans le présent billet, et en complément de plusieurs billets précédents, notre contribution sera l'illustration de la différence de nature entre l'intérêt général et les intérêts particuliers, l'affirmation de cette différence fondamentale, et au passage, quelques moyens pratiques de la vivre. Concernant les quelques images en bordure, elles sont évidemment ironiques en pleine contradiction ou fort décalage en soutien involontaire du texte, à l'exception de la couverture du livre devenu introuvable malgré son actualité en 2016 "Le Royaume Enchanté de Tony Blair", Philippe Auclair, Fayard 2006.

Mirage de la contractualisation de l'intérêt général

L'illustration proposée pour le premier point, la différence de nature entre l'intérêt général et l'intérêt particulier est inspirée de nos expériences professionnelles dans des situations d'affrontement entre l'Etat et des entreprises privées. Nous garantissons que cette illustration apporte un éclairage très complémentaire aux ouvrages et déclarations d'intentions à propos des relations entre Etat et entreprises, rapports et mémoires de toutes inspirations techniques, juridiques, comptables, politiques, philosophiques. En effet, nous affirmons qu'il est primordial, pour convenablement traiter d'un tel sujet, de comprendre ce qui se passe dans la tête des gens au cours de leurs interactions, pour appréhender directement l'abstraction des concepts et leurs interprétations.

Par commodité dans le présent chapitre, nous assimilons provisoirement Etat et intérêt général.

Pour nous épargner l'exposé d'un contexte compliqué, nous proposons un cas imaginaire simple de conflit Etat-entreprise, cependant hautement représentatif de nombreuses situations véridiques. Nous supposons qu'il existe un Etat, c'est-à-dire une entité permanente instituée par la collectivité pour assurer des services publics à la population indépendamment du régime politique - cette définition vague suffit à notre propos et en vaut bien d'autres théoriquement en vigueur dans divers pays. Pour la bonne compréhension, il faut savoir que le terme "marché public" désigne ici un contrat entre une entreprise privée et l'Etat. Et que l'Etat, en tant que responsable de services publics, est, dans notre illustration, incarné par une Administration, sous l'autorité d'un ministère. Merci de bien vouloir adapter les termes, les règles implicites de comportement, l'arrière-plan des institutions et des lois, à votre propre pays et environnement culturel.

Etacontra.jpg

C'est une banale réunion mensuelle de chantier entre des représentants de l'Administration et ceux d'une entreprise maître d'oeuvre de la construction d'un nouveau bâtiment destiné à une fonction de service public. L'entreprise est en l'occurrence une filiale d'une très grande entreprise. La structure du bâtiment est terminée, on en est aux finitions.

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. --- Pas de poignée sur les portes des toilettes, pas de signalisation d'occupation, scandaleux !

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Mais le plan que vous avez approuvé ne comportait pas de poignées sur les portes des toilettes... Nous vous rappelons que notre entreprise s'est engagée au strict respect de ce plan. C'est dans le relevé des décisions de notre point de chantier précédent....

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. --- Tout de même, les règles de l'art...

Suit une séance de bla bla, de part et d'autre, avec tout de même quelques mises au point de détails en désordre, en préparation de l'instant décisif.

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Bon, finalement vous avez de la chance, je viens d'obtenir la confirmation par SMS, on peut vous les faire assez rapidement. D'ailleurs, nous y sommes obligés puisque notre entreprise est chargée de l'étude et de la réalisation de toutes modifications jusqu'à la réception de l'ouvrage et après. Bon, nous sommes bien d'accord pour des poignées à la norme STD-EU-19467 ?

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. ---...

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Nous vous fournirons sous une semaine un plan de détail de principe. Sous condition de la réception par notre siège social de votre approbation du plan de détail avant le 30 de ce mois, les poignées seront posées avant notre prochain point mensuel de chantier... Ce sera 5000 euros par porte...

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. --- (Râle étouffé)

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Eh oui, il faudra d'abord enlever les aimants et les crochets installés et modifier les plans de détail... Allez, seulement 4550 euros par poignée si vous acceptez un délai supplémentaire de 3 mois. Le montant sera pris sur la ligne de provision pour petites modifications prévue au marché...

Pourquoi ces râles étouffés et ce silence des représentants de l'Administration ? Les représentants de la puissante Administration savent qu'ils ne récolteront que des ennuis s'ils refusent la très coûteuse proposition du maître d'oeuvre. Procédures formelles, manifestations d'inquiétude agacée de la hiérarchie administrative, batailles d'experts, affrontements juridiques, retards du chantier, peut-être même fureur des utilisateurs. Au mieux, après des mois consacrés à répondre aux arguties dilatoires du service juridique du maître d'oeuvre, et s'ils parvenaient finalement à faire valoir une faute de ce dernier, il auraient à supporter une renégociation (dans quelles douleurs !) pour la passation d'un avenant au marché public pour les poignées de portes. Pauvre victoire.

Ah, évidemment, ils auraient du réagir sur le champ, par exemple en menaçant de publier le scandale ! Mais, en pratique, ce genre de réaction n'est pas dans le champ des possibilités ouvertes aux représentants de l'Administration. En effet, face à une menace potentielle proférée par de quelconques représentants de l'Administration de moyen niveau, le maître d'oeuvre dispose d'un grande variété de parades et de contre attaques possibles, à commencer par l'ignorance de la menace. Surtout, le maître d'oeuvre sait bien qu'il est rarement de l'intérêt desdits représentants de remonter la question dans leur hiérarchie. Le résultat d'une telle remontée est, en effet, presque toujours dans l'intérêt bien compris de l'Entreprise, qui ne se privera cependant pas de manifester protestations et mécontentements. Car lui, le maître d'oeuvre, sait brandir les preuves ultimes de l'impuissance des prétendus hauts personnages de l'Administration, à savoir par exemple le constat des retards des paiements dus par la Trésorerie Publique ou l'incompatibilité entre certaines exigences spécifiées dans le marché ou encore les divergences d’interprétation d'une norme... gardant en réserve le discret pouvoir d'initiative de son Grand Patron, un puissant personnage capable de forcer la porte du ministre adéquat sous préavis d'une journée ou même sans aucun préavis, afin de s'accorder en haut lieu sur la justesse du point de vue de l'Entreprise et sur les conséquences à en tirer.

Pourtant, la Grande Administration détient théoriquement l'équivalent d'une arme atomique face à toute entreprise privée, en usant de sa capacité à dénoncer un marché public ou même à exclure une entreprise des compétitions sur les marchés publics. En réalité, cela fait bien longtemps que l'Administration a constaté, dans sa grande sagesse, non seulement l'inutilité encombrante de cette arme épouvantable, mais aussi l'inefficacité de sa menace d'utilisation, sauf face à de petites entreprises vraiment privées et mal informées. Certes, mieux vaut un bon arrangement qu'un mauvais procès, sauf que, dans le cas de l'Administration, les possibilités pratiques d'"arrangement" dans un cas vraiment conflictuel ne peuvent au mieux ressortir que d'une forme de corruption passive, et alors, de facto un procès ne peut s'avérer que très mauvais. Donc, en toute conscience des limites de son pouvoir, l'Administration préfère fermer les yeux, réceptionner, payer sans se presser et laisser courir. L'entrepreneur avisé saura en jouer. Evidemment seulement pour "récupérer sa marge" !

Dans le cas de nos poignées de porte, la première occasion de réagir, pour les représentants de l'Administration dans le cadre d'une réunion de chantier, c'est par la mise en défaut du maître d'oeuvre tout de suite sur un autre point, afin de pouvoir subtilement "échanger" la pose des poignées contre l'ignorance d'un autre défaut moins apparent ou contre l'acceptation tacite d'un retard de livraison d'une autre réalisation prévue. C'est là un jeu dangereux, dont les possibles effets négatifs seront reportés beaucoup plus tard sur les caisses de l'Etat, quand le défaut se révèlera ou que les conséquences inattendues du retard d'une livraison apparaîtront - mais d'ici là les représentants de l'Administration auront changé plusieurs fois. Attention, car même dans une telle spirale de "négociation", le maître d'oeuvre pourra, tous calculs faits et au moment approprié, préférer l'action officielle en justice, s'il anticipe qu'il en sortira en meilleure position en vue d'une négociation plus globale dont les implications dépasseront largement le conflit sur les poignées de portes !

Imaginez une seconde ce genre de dialogue délicatement conflictuel ou carrément antagonique dans le cas d'un nouveau système de gestion informatisée destiné à une Administration : ne vous demandez plus pourquoi la plupart des grands projets informatiques de nos ministères, qui coûtent des centaines de millions à l'Etat et font participer tant de gens intelligents, sont des ratages à répétition. Imaginez une demie seconde ce genre de dialogue en plusieurs langues dans le cadre d'un grand programme international : l'arrière-plan est plus complexe, mais on y retrouve les mêmes mécanismes (surtout en l'absence de valeurs communes implicites entre les parties ou, au contraire, en présence de valeurs communes différemment comprises), et alors ne vous demandez plus pourquoi les grands programmes internationaux sont conduits à grands frais pour les donneurs d'ordres avec d'énormes retards et pourquoi ils ne produisent tout simplement rien si le consortium d'entreprises "privées" est mal dirigé ou n'a pas intérêt à ce que le programme avance.

Conclusion de l'illustration proposée : dans les situations contractuelles où se développent des intérêts particuliers malveillants ou incompétents en regard d'un intérêt général, cet intérêt général ne pèse pas lourd. Ou, à l'inverse, tellement lourd qu'il en devient inopérant, un décor théorique.

Généralisation. Un contrat, quel que soit le nom qu'on lui donne, ce n'est rien d'autre, cela ne peut être rien d'autre, cela ne doit être rien d'autre qu'un accord qui organise des intérêts particuliers. Dans un cadre contractuel, l'intérêt général ne peut donc être représenté par rien d'autre que le contrat lui-même. C'est pourquoi, la contractualisation de l'intérêt général ne peut être, par définition, qu'une ineptie fondamentale. Parce que l'intérêt général, par définition, est au dessus de tous les contrats.

Hé bien, que croyez vous qu'il arriva ? Comme cela ne marchait pas bien en petit, on a essayé en grand !

Extension du champ contractuel public privé, extension de la double fatalité

Imaginez maintenant un marché public de longue durée du genre "Partenariat Public Privé", où l'Etat fait réaliser un gros investissement par une entreprise privée en échange de la réalisation par cette dernière d'un service public, moyennant un échéancier de paiements étatiques totalement ou partiellement lié aux nombres et types de prestations, tels que soins de santé, fournitures d'énergie électrique, transports publics, surveillances maritimes, pourquoi pas interventions militaires, mais aussi plus ordinairement locations de locaux, d'une flotte de transport aérien lourd...

Blairoy.jpg

Voici quelques précisions complémentaires pour comprendre pourquoi ces contrats de "partenariat" de services publics s'avèrent toujours dans la durée beaucoup plus coûteux que prévu pour l'Etat, et de mauvaise qualité pour les bénéficiaires, qui finissent par payer les services publics très cher alors que leurs impôts ne diminuent guère. Les exemples sont nombreux. Les plus fameux sont les réformes blairistes au Royaume Uni, notamment la privatisation du transport ferroviaire et d'hôpitaux publics; en Californie, la privatisation de la distribution électrique.

Non, ce n'est pas parce que les indicateurs contractuels de la qualité du service réalisé par le prestataire privé sont insuffisants. Non, ce n'est pas non plus toujours parce que l'entreprise privée opère au coût minimal au nom de la liberté que le contrat lui a concédée et qu'elle aurait trop tiré sur la ficelle dans son effort de réduction des coûts.

Cette dégradation résulte d'une double fatalité.

Premièrement, il existe un moment, dans la vie d'un contrat de service, où des problèmes imprévus de fonctionnement apparaissent, où de nouveaux besoins d'investissement sont nécessaires pour assurer l'état de l'art - pour faire savant, on peut les appeler "incidences d'externalités techniques", ce qui ne change rien au fait qu'on est incapable d'en prévoir ni le moment ni l'ampleur.

Par ailleurs et en parallèle, il existe un moment critique, pas forcément en relation directe avec la première fatalité, où l'intérêt pécunier conscient de l'entreprise n'est plus d'assurer un service de qualité mais au contraire de le dégrader, sous de nombreux prétextes, préférentiellement fondés sur des insuffisances ou des abus du partenaire "Etat", par exemple en pointant des défauts dans la coordination entre diverses entités publiques ou dans le transfert initial des compétences ou dans certaines spécifications réinterprétées comme des restrictions de la liberté d'entreprendre. En bref et au total, il existe donc un moment choisi par l'entreprise (ou alors elle se débrouille vraiment mal) où l'Etat sera contraint de remettre au pot, beaucoup plus que les experts étatiques en comptabilité future (calculs du coût global) n'auront osé l'envisager avant la signature du marché de partenariat. Insistons sur la fatalité brute coûteuse, à partir d'une position très défavorable de renégociation, pour tout Etat engagé dans les illusions du "partenariat". Dans la mesure où c'est à la fin l'Etat qui porte la responsabilité d'un service public.

Remarque. C'est par pudeur que nous ne traitons pas ici des détails savoureux et des mille péripéties autour de l'identité de l'"Entreprise", le plus souvent une structure juridique ad hoc par nature volatile et flexible... cependant "partenaire" d'un Etat éternel.

Management avec les compétences

Le fait que, dans certains pays, on retrouve dans l'Entreprise et dans l'Administration beaucoup d'anciens élèves des mêmes universités ou des mêmes promotions d'écoles prestigieuses, et que ces gens transitent couramment d'un monde à l'autre au cours de leurs brillantes carrières, c'est un fait anecdotique par rapport à ce que nous mettons ici en évidence : des engrenages et des fatalités, à partir d'un équilibre des pouvoirs généralement méconnu entre l'Etat et les entreprises.

Gatta.jpg

Cependant, les conséquences de ces engrenages et les impacts des fatalités pourraient être réduits et maîtrisés dans le temps si nos hauts personnages responsables, grands experts et conseils avisés, du côté étatique comme de trop d'entreprises privées, osaient se soulager de leur ignorance de la vraie vie, plutôt que de l'entretenir pour leur petite tranquillité d'esprit ou leurs intérêts personnels. Car c'est une généralité patente, nos grands personnages ignorent la discipline de la gestion des contrats - les évolutions de leurs carrières sont trop rapides pour leur permettre d'en apprécier in vivo les subtilités et les dangers. Ils assimilent cette discipline à la rédaction d'un document abusivement nommé "spécification de management" ou "plan de management", généralement sous-traitée à un consultant généraliste, avec annexe bibliographique et liste des références aux normes citées. Ces grands personnages entourés d'experts sont incapables d'imaginer la réalité du terrain, au point qu'ils ne savent plus s'adresser directement à leur personnel autrement qu'à l'occasion d'une communication événementielle, au point qu'ils n'envisagent pas de faire appel personnellement aux individus porteurs des compétences dont ils auraient besoin ponctuellement. Evidemment, ce serait terrible pour leur orgueil de découvrir la réalité de la société humaine, même dans le périmètre de l'organisation qu'ils dirigent, car leur supériorité à eux, c'est justement de "manager" par les chiffres et les abstractions !

Il devrait pourtant être évident, avant de prétendre s'attaquer à de gros contrats, qu'il faut d'abord maîtriser complètement la gestion courante de divers types de contrats simples représentatifs de la variété des difficultés de cette gestion courante : par exemple le contrat de la cantine et de la crèche, le contrat d'entretien du chauffage des bâtiments, le contrat d'étalonnage et d'entretien des appareils de mesure, les contrats d'entretien à la demande des machines spéciales destinées à des campagnes d'essais, etc. Il devrait être évident que c'est bien dans le texte du contrat d'origine que l'on doit spécifier les règles de dialogue, de partage des informations, d'adaptation des niveaux d'exigence, etc., indispensables à la gestion de tout contrat de service en exécution.

Il devrait être évident qu'un professionnel de terrain expérimenté en saura plus sur les réalités de la gestion d'un contrat dans la durée que le plus futé des juristes, qu'il saura l'exprimer en quelques pages et saura comment consulter pour cela d'autres professionnels compétents, et que l'on pourra s'appuyer sur la réunion de leurs expériences pour ne pas laisser grandes ouvertes les possibilités de dérive, de faux prétexte, de mise en défaut artificielle, et pour spécifier les cas d'urgence qui permettront d'échapper aux blocages, etc.

Il devrait être évident que la logique de découpage des tranches contractuelles doit être établie conjointement avec les clauses de gestion d'exécution du contrat, car toutes deux dépendent fortement des techniques et des métiers contribuant à la réalisation, du contexte normatif et réglementaire, du niveau des compétences des deux parties contractantes, des divers types de risques que l'on peut anticiper ou non, de la répartition dans le temps des diverses prestations attendues, etc. Un professionnel de terrain expérimenté saura reconnaître par avance les imperfections d'un prestataire, et saura éviter un engagement trop fort ou sur une trop longue durée.

En résumé, la gestion des contrats requiert une compétence vraiment multidisciplinaire, et c'est une erreur monstrueuse que de la réduire aux seuls aspects qualitatifs et financiers ou de la retrancher a priori dans une spécification isolée. La mise en oeuvre de cette gestion dans la durée du contrat exige évidemment aussi la contribution de compétences multiples, du temps et des ressources, à prévoir et à savoir dégager, avec ce qui existe à ce moment-là en disponibilité.

Le "management des compétences", c'est une ineptie de laboratoire. La seule pratique humainement possible, c'est le management d'une forme de convivialité, avec les compétences et par les compétences.

Vous avez certainement remarqué que, depuis quelques paragraphes, notre discours vaut aussi bien du côté de l'Etat que du côté de l'entreprise. Il s'agit là, en effet, d'aspects mésestimés des deux côtés en conséquence de causes diverses que nous ne développerons pas ici. Nous avons traité dans un autre billet de l'actuelle pesante négation des compétences individuelles acquises par chacun de nous au cours de son existence. Cependant, il serait particulièrement déplacé d'imaginer par là une nouvelle forme de lutte des classes entre les pauvres "vrais sachants" victimes et les riches patrons exploiteurs brutaux imbéciles : le gâchis des compétences individuelles acquises au cours de la vie professionnelle active existe autant chez les hauts personnages et les dirigeants que chez les humbles et les humiliés. Autrement, le monde serait bien différent.

Reconnaissance commune de l'intérêt général

La différence de nature entre le service public et des prestations d'entreprises privées, c'est l'intérêt général.

Différence de nature, n'est-ce pas exagéré ?

Rappelons la fonction première de toute entreprise privée : gagner de l'argent. A minima, ne pas en perdre. Cette fonction première est vitale pour l'entreprise, elle ne peut supporter la parité avec aucune autre fonction, comme celle d'assurer durablement un service public de qualité. Seule la fonction "survivre" peut y prétendre, et encore est-ce conjoncturel et provisoire : "survivre" dans l'intérêt très privé de qui et pour quelle espérance de gain supérieur aux inconvénients d'une disparition (ou de perte inférieure à celle d'une disparition) ?

Dès qu'elle prend la décision de candidature à un contrat important (marché public ou appel d'offres émis par une autre entreprise), toute grande entreprise commence à nourrir un dossier "contentieux", en commençant par le balayage fin des spécifications techniques pour y détecter les imprécisions, les potentialités de risques dissimulés, etc. et par la critique approfondie du processus de traitement des candidatures afin de préparer une éventuelle argumentation de défaut de transparence, de favoritisme (pour un concurrent), etc. Si l'entreprise perd, le dossier sert de base à un éventuel recours juridique. Si l'entreprise gagne, l'alimentation du dossier "contentieux" continue, en attente du moment propice... Bien évidemment, le coût pour l'entreprise de cet armement juridique comprend aussi une provision pour les éventuels procès.

Petown.jpg

Du côté de l'Entreprise, tout cela est normal, c'est de bonne gestion.

La finalité de l'Entreprise, mutinationale, moyenne ou startup, n'a rien à voir avec l'intérêt général d'un service public de qualité, et il n'existe aucune possibilité de compatibilité avec cet intérêt général en dehors du contexte fermé d'un contrat de sous-traitance de prestations, à condition qu'il soit convenablement géré dans la durée, éventuellement associé à un contrat de leasing de moyens.

Du côté de l'Etat, on ferait bien d'en être conscient à tous les niveaux en permanence. La mode actuelle qui affecte d'assimiler la conduite des affaires étatiques à un business d'entreprise apporte une dynamisation des services étatiques mais elle induit de fausses analogies. Ni les finalités, ni les responsabilités, ni les moyens, ni le "capital" ne devraient se définir, du côté étatique, comme ceux d'une entreprise. Sauf, évidemment, s'il n'existe pas de définition opératoire et vivante de l'intérêt général, s'il n'existe aucune définition des services publics attendus qui en découlent ou si ces définitions demeurent figées, inadaptées, décoratives, et que l'on fonctionne par continuité en se gargarisant de réformettes sans toucher aux statuts et privilèges historiques, en gâchant les capacités d'enthousiasme, d'implication, d'effort et de souffrance du peuple - est-ce qu'il existe encore un Etat, dans ce cas ?

Par ailleurs, est-il acceptable, dans un Etat quelconque digne de ce nom, de laisser des entreprises agir à l'encontre de l'intérêt général ? Par exemple, lorsqu'un produit addictif a été déclaré nocif pour la santé, est-il acceptable que des lobbies s'activent pour retarder, contester les mesures d'éradication (ou, à l'inverse, pour faire semblant de les soutenir par des publicités volontairement maladroites et disqualifiantes) ? Au-delà, il devrait sembler urgent d'imaginer comment, dans notre nouveau monde de solidarités sous contraintes de ressources et de restriction des pollutions, on pourrait contrôler les finalités des entreprises en regard de l'intérêt général et encourager fortement les entreprises qui fournissent un apport important à la réalisation de finalités d'intérêt général.

Doit-on trouver normal que les investissements lourds dans l'équipement des réseaux de télécommunications privilégient l'alimentation des foyers en vidéos à la demande et en retransmissions d'événements sportifs, et que les "box Internet" nous soient présentées comme des magnétoscopes numériques ? Doit-on trouver normal que les réseaux acheminent les mises à jour automatiques, notamment publicitaires, des sites auxquels nous sommes connectés, alors qu'ils sont pour le moment invisibles dans des onglets inactifs de notre navigateur, ou que nous avons oublié d'éteindre l'engin connecté ? Ce qui est ainsi fondé comme le comportement courant normal du citoyen connecté, c'est celui du parieur, celui du fêtard compulsif, celui du gaspilleur innocent, celui du psychotique avide d'émotion artificielle et de reconnaissance, celui du drogué d'instantanés. D'accord que nous sommes tous un peu par moment des joueurs, des gaspilleurs, des débiles, etc., que c'est dans notre nature humaine, mais nous avons aussi par nature d'autres aspirations normales.

Est-il permis de douter que les brevets "protègent les inventeurs", et qu'ils sont des instruments logiquement et pratiquement cohérents avec un idéal de concurrence libre et non faussée ? Ils servent notoirement d'armes de destruction des petits concurrents, de prétextes aux actions juridiques entre grands requins, et de justifications aux pratiques légales d'évasion fiscale, en particulier chez les majors du Web et les grands noms des nouvelles technologies informatiques.

Questions terminales. Pour le Web, quel pourrait être l'équivalent de l'Etat en tant que porteur de l'intérêt général ? Ne pourrait-on, de toute façon, reprendre certaines finalités onusiennes, et en traiter certaines urgences en tant qu'opportunités de tester de nouveaux protocoles ? Pour la "démocratie Internet" des citoyens du monde, ne pourrait-on commencer par une "Web démocratisation" de certaines agences intergouvernementales pour accroître rapidement leur base au sein des populations ? Et un emprunt mondial pour le financement de cette petite vraie révolution - par Internet évidemment - pourquoi pas ?

Rêvons d'un autre monde pendant qu'il est encore temps. Et que nous avons tout pour le réaliser.

5 oct. 2015

Merci de comprendre

LuckBerg.jpg

Merci d'avoir conservé quelquepart dans votre tête l'idée que vous pouvez trouver quelque chose d'intéressant personnellement pour vous dans un blog rédigé avec soin à l'écart des grand medias, des influences militantes, des oeuvres de commande, des ouvrages imposants.

Merci de constater paisiblement que ce blog-ci traite à la fois du Web, de la transmission des compétences personnelles et du débat démocratique, malgré une apparence de confusion et de mélange des genres en conséquence d'une multidisciplinarité limitée et à la suite de la découverte des connexions instrumentales entre les thèmes cités,

Merci d’admettre que ce blog s'intéresse à des oeuvres populaires relativement marginales, et notamment à des séries télévisées, comme révélateurs de grandes questions actuelles et de certains déplacements de nos imaginaires collectifs, plutôt qu'aux grands auteurs d'autrefois, plutôt qu'aux penseurs professionnels, plutôt qu'aux théories consacrées.

Merci d'accepter, de toute façon provisoirement, la "problématique" sous-jacente de ce blog, à savoir que notre humanité, comme va son économie planétaire, est physiquement condamnée à décliner sans gloire dans les 50 ans au milieu des chiures et des émanations de ses industries et machines sur une planète irrémédiablement bousillée... à moins que nos dieux de diverses obédiences n'accélèrent brillamment le processus par une forme d'extermination sélective, comme d'habitude - comment croire aux vertus des négociations entre notables internationaux autour d'objectifs chiffrés néanmoins abstraits, alors qu'il serait urgent de décider à la fois la réduction partagée et la réorientation de toutes les activités industrielles, spécialement dans le domaine agricole, en même temps que de s'imposer des modèles atteignables de confort minimal des diverses populations, avec les moyens et conditions pour y parvenir dans les délais les plus courts, surtout si ces moyens et conditions sont désagréables, dérangeants,... déshonorants ?

K2cent.jpg Merci d'excuser que ce blog ne conçoive aucun avenir durable de la "dignité humaine" sans une extirpation concertée de certains de nos idéaux devenus incompatibles avec l'intérêt général planétaire, particulièrement les idéaux qui ont servi à nous rendre "maîtres du monde", spécialement ceux que les peuples vainqueurs possèdent en commun (et que certains cultivent encore) - et merci de pardonner que ce blog n'imagine aucune possibilité de changement frontal pacifique de nos certitudes populaires implicites fondées sur ces idéaux dangereux, et s’attache, au contraire, à rechercher les moyens démocratiques (au sens propre) d'influencer nos comportements courants et nos façons de penser quotidiennes sans attendre qu’éventuellement, par conséquence naturelle tardive et dans le meilleur des cas, le changement du monde induise la révision ou l'abandon souhaitable des idéaux obsolètes.

Merci de deviner pourquoi ce blog s'intéresse logiquement à l'arriviste (et à l'espion), comme types de l'acrobate social dans toute société "moderne" urbaine – sans référence à aucun « paradoxe du comédien ». Interfuts.jpg

Merci d'avoir bien noté l'idée fondatrice de ce blog : le Web constitue de fait la seule infrastructure universelle potentiellement utilisable pour abriter la construction d’un avenir digne entre citoyens planétaires dans une forme de démocratie directe planétaire qui ne suppose ni révélation ni révolution préalable.

Merci de ne pas regretter que ce blog refuse toute élaboration théorique générale de "la" société réelle ou virtuelle, mais tente seulement de développer des modèles d'usage limité à certaines interactions personnelles formelles.

Merci de comprendre pourquoi de tels modèles de convergence doivent permettre une relative indépendance de leurs utilisateurs aux psychologies individuelles et aux logiques locales mais impériales de civilisation - autrement dit, on doit concevoir ces modèles pour des rencontres "hors sol" (pour ne pas dire extraterrestres) entre personnes humaines dont on n'a aucune connaissance a priori - voir notre modèle CHOP et nos propositions d'étiquette de dialogue à titre d'illustrations.

Merci de distinguer dans ce blog l'effort d'indépendance des valeurs morales et des conditionnements mentaux, pour s'approcher de solutions universelles à partir de bases autant que possible purement instrumentales - la perfection n'étant pas humainement concevable de par la nature des choses.

Workend.jpg Note. Les images de ce billet sont des couvertures de quelques livres et journaux des années 1965-95. Les futurs de cette époque sont à présent réalisés d'une manière ou d'une autre, y compris par ailleurs malheureusement les prédictions du scénario "business as usual" du rapport Meadows (Club de Rome), Nous sommes donc sur une mauvaise trajectoire en tant qu'espèce soumise à la physique planétaire. Ce n'est pas étonnant, nous pressentions bien que nos dirigeants étaient incompétents face à un défi global non négociable et que la plupart de nos maîtres à penser étaient de sinistres clowns. D'ailleurs, les paramètres d'inquiétude de nos prévisionnistes ont-ils changé avec l'évidence montante de la transformation hostile de la planète, ont-ils enfin placé cette évolution au centre de leurs logiciels plutot qu'à la périphérie ? Les décryptages à froid de nos éditorialistes et les élans philosophiques de nos penseurs dépassent-ils le niveau du commentaire des actualités locales ou de leur exploitation mercantile ? Ont-ils cessé d'alimenter la flamme de rêves héroïques de conquête, la ferveur d'utopies refuges maintes fois racommodées ? Les illusions du progrès continu de la civilisation et du confort, tempérées d'inquiétudes bonnasses, à la mode des années de croîssance automatique d'après la deuxième guerre mondiale, continuent d'alimenter les discours politiques, les ouvrages de convenance, les esprits sous influence, y compris dans certains domaines scientifiques ou prétendument tels, et ces illusions demeurent massivement majoritaires face à quelques esquisses de scénarios volontaristes qualifiés d'alternatifs par les propagandistes criminels. Par contraste, dans le domaine de la sociologie, le livre si peu théorique de Berger et Luckman a bénéficié d'une réédition récente, dont la nouvelle préface éclaire grandement la pertinence actuelle. Osons ajouter : en amont de ce blog.

- page 1 de 4