Critiques

5 fév. 2016

Songes et mensonges du Web


Enfin, la critique des mensonges et des illusions à propos d'Internet et du Web commence à prendre de la hauteur, sans nier certains bienfaits.

Un murmure de révolte

Bunka2015.jpg

Voici quelques extraits de mes notes prises au cours d'une conférence donnée à Paris fin janvier par un jeune auteur japonais.

Les échanges sur les réseaux sociaux sont encombrés de formules qui ont perdu leur sens d'origine, des formules que l'on doit répéter en société pour montrer qu'on est en phase avec le groupe. Contre ceux qui n'en sont pas ou qui osent manifester un décalage, contre ceux qui sont désignés à la vindicte populaire, alors on déchaîne la violence verbale.

C'est à l'image d'une société stéréotypée, incapable de débattre, soumise à l'arbitraire quotidien de quelques personnages qui font l'actualité, où les formules du jour servent à dissimuler, à faire taire, à ignorer l'inconnu, à étouffer le doute.

Les mots d’ordre de neutralité et d'impartialité servent à imposer la soumission et le vide de la pensée.

Internet et le Web sont devenus les outils du confort de nos idées.

Merci !

NB. Sauf erreur, le mot "communication" ne fut jamais prononcé, ni dans le cours de la conférence, ni dans les questions de la salle ni dans les réponses données. Evacuation significative ?

Un essai critique

"The Internet is not the answer" nous dit le titre du livre d'Andrew Keen, Atlantic Books, 2015. Il s'agit là bien entendu d'Internet vu au travers du World Wide Web et de ses services.

Après l'historique des préliminaires et des débuts d'Internet par des inventeurs geeks sous contrats d'organismes étatiques, l'auteur démonte les légendes fondatrices des grandes entreprises privées du Net.

On apprend notamment le rôle de l'entreprise de capital risque KPCB à l'origine de presque toutes les grandes entreprises du Web, celles qui ont réussi à devenir des quasi monopoles, celles qui ont une valorisation boursière géante, celles qui ont avalé leurs concurrents ou les ont battus à plate couture, celles dont les dirigeants sont multi milliardaires, celles dont la brillance illumine notre monde.... Il n'est fait allusion aux faveurs étatiques dont bénéficient ces entreprises et à leurs relations avec des agences gouvernementales que de manière parcimonieuse et répartie dans l'ouvrage : tarifs préférentiels sur des consommations énergétiques, dégrèvements fiscaux (!), partenariats sur des études discrètes visant à contrôler l'"humeur" des gens connectés, fournitures ponctuelles (?) d'informations à la NSA pour la lutte anti terroriste, etc.

Keenot.jpg

Abondamment, Keen explique comment et pourquoi Internet et le Web sont devenus des forces d'appauvrissement de nos sociétés. Il dénonce la destruction de secteurs économiques (création artistique et création de biens culturels, édition, librairies, taxis, hôtellerie,...), et le dynamitage de certains modes traditionnels de fonctionnement de nos sociétés au profit de quelques Web entreprises aux comportements de pirates - la création d'emplois par l'économie virtuelle ne compense nulle part les pertes locales ni la rupture des liens sociaux. Bien plus que d'offrir une diffusion potentielle mondiale à la communication des start-ups, le Web permet aux leaders de renforcer leur position dominante; c'est aussi vrai dans le domaine des cours en ligne (MOOC), qui ont donné l'opportunité aux universités les plus réputées et les plus riches d'accentuer leur avantage. C'est que le Web est par excellence l'instrument du "Winner-Take-All" : entre plusieurs offres de service, laquelle allez-vous regarder en premier sinon celle du leader, et pourquoi iriez-vous en changer par la suite si le service est bon et que vous êtes gentiment invité à en reprendre, et que vous pouvez constater l'avance du site Web du leader sur les concurrents ?

Il y a plus grave encore : c'est l'appauvrissement de nos pensées et de nos aspirations personnelles, exploitées à tous les sens du terme au travers de nos utilisations des réseaux sociaux, des moteurs de recherche, des plates formes commerciales, qui nous observent en arrière plan et nous influencent en retour.

L'ouvrage de Keen nous offre donc plus que du bon journalisme pour comprendre l'actualité, plus qu'un récit d'historien compétent, c'est une critique sociologique. On pourrait lire l'ouvrage de Keen comme une démonstration moderne de la transition d'une grande société universelle sans monnaie (ce qu'était Internet à l'époque de Mosaïc le premier navigateur Web en 1993) vers une économie de marché, en osant un parallèle avec "La Grande Transformation" de Polanyi, que l'on pourrait ainsi actualiser et revalider au passage - ce parallèle n'est cependant pas dans le champ du livre de Keen, qui lui préfère une réflexion moralisante sur le thème de la surveillance continue de nos actes et de nos pensées par nos objets et services connectés, en référence au Panopticon de Jeremy Bentham repris par Michel Foucault, en passant par le Big Brother de George Orwell, et en notant l'opposition aux conceptions de la liberté de John Stuart Mill.

Au lecteur moyennement motivé, on recommandera la lecture attentive des premiers chapitres et de la conclusion. En effet, au-delà, il se pourrait que le livre de Keen lui tombe des mains. Le style est trop souvent celui du journaliste prêcheur, avec un début de chapitre anecdotique, et une terminaison par "the Internet is not the answer" ou par quelques phrases équivalentes. La répétition de ce schéma peut inciter à la prise de distance en regard du contenu intermédiaire pourtant très solide. Par ailleurs, les avalanches de chiffres en billions de dollars, nombres d'utilisateurs, nombres de photos et de téraoctets... accréditent probablement l'exactitude des analyses auprès d'un public de haute volée, mais cette abondance finit par épuiser l'attention du lecteur désireux de dépasser les apparences journalistiques. Enfin, le tout dernier chapitre "Afterword, One Year Later" est relativement désastreux, dans la mesure où il atténue les affirmations du vrai chapitre de conclusion rédigé en 2014, en exprimant des espoirs sur les efforts de réglementation du Web marchand, notamment par les institutions européennes... Passons.

Passons aussi sur le biais propre à la plupart des historiens : la création d'un récit historique en fonction de ce que l'on comprend du temps présent, fatalement en glorification ou en détestation des seuls vainqueurs ou vaincus du moment. Surtout, il est difficile d'éviter une attitude condescendante vis à vis des anciens qui travaillaient sans connaissance du destin réalisé... Ainsi, concernant l'invention des origines d'Internet, les tâtonnements des chercheurs se réduisent aux hésitations méritoires de quelques très grands hommes. Les échanges (et les vols) d'idées sont remplacés par le récit d'une compétition en partie imaginaire entre divers projets ou équipes, d'où l'Internet actuel ressort comme le résultat d'une conception miraculeuse. Cependant, le livre de Keen montre bien pourquoi et comment cette belle conception s'est avérée hautement vulnérable aux détournements entrepreneuriaux et marchands, au point que les intentions originelles ont été submergées.

"The Internet is not the answer" n'est pas le premier livre d'Andrew Keen sur le thème de l'échec d'Internet en regard du projet originel. On le ressent à la lecture. Cependant, ce livre-ci semble avoir eu un retentissement dans le monde anglo saxon. Espérons qu'il ne s'agit pas d'une mode contestataire dans un cercle d'intellectuels. En effet, dans l'actualité, les propositions pour dépasser le modèle prédateur du Web demeurent, pour le moment, inexistantes - à moins de se contenter de quelques perspectives de répression des abus grossiers par de solennelles institutions par nature impotentes sur le fond. Les causes de cette absence de proposition sont multiples : en premier le défaut de "masse critique" au sens de la variété des compétences à réunir pour concevoir des propositions novatrices cependant praticables, ensuite le piège de la crispation en opposition frontale aux modèles dominants au lieu de revenir aux fondamentaux, enfin la soumission mentale aux croyances et doctrines philosophiques des siècles passés et la préservation personnelle de positions sociales et de leurs obligations. Hélas, ce sont les mêmes pesanteurs des deux côtés de l'Atlantique, du Pacifique, et sans doute des autres océans.

C'est bien parce qu'il faudrait affronter la vraie question : "The Internet is not the anwer... to what ?". Autrement dit, Internet et le Web ne peuvent être que des instruments. On ne saura pas les faire évoluer en l'absence d'un projet à vocation universelle qui n'a jamais été défini... et qui reste donc à définir.

On pourra trouver quelques propositions de renouveau du Web dans ce blog en vue d'une forme de refondation sociale universelle. Ces propositions sont issues de réflexions convergentes sur la transmission des compétences individuelles, sur l'informatique au service des utilisateurs, sur l'invention d'une rhétorique adaptée aux méthodes modernes de travail en groupe à distance, sur la refondation du débat démocratique entre citoyens responsables, sur une instrumentalisation rationnelle du hasard dans le processus de constitution des assemblées délibérantes et plus généralement dans la détermination des tâches à réaliser par chaque citoyen au bénéfice de la collectivité, etc. A notre avis, tous ces thèmes sont fortement reliés, ils concernent notre futur plus concrètement que par exemple l'économie financière, au point qu'aucun rêve d'avenir pour une humanité digne de ce nom, enfin sortie de son esclavage mental, ne pourra se réaliser sans qu'ils ne soient convenablement traités.

Si vous ne craignez pas les idées neuves (pas pour longtemps, espérons-le), voici quelques billets de ce blog en support des affirmations précédentes, mais ce ne sont pas les seuls :
Menaces sur notre humanité intermittente
Démocratie en TIC
Révélations en question
Pensées d'un requêteur d'occasion
Pour une révolution quantique de la société binaire

24 fév. 2015

Techniques démocratiques

Le livre de Jacques Testard, Comment les citoyens peuvent décider du bien commun (Seuil, 2015), est pour moitié digne de son titre - ce qui est extraordinaire pour une telle ambition !

En plus, ce livre peut servir de contre poison aux émanations du monde politique à la House of Cards. En effet, dans la série House of Cards, le peuple des citoyens n'apparaît qu'en masses manipulables par les medias, ou au travers de représentants issus de divers modes de délégation. Cette simplification est habituelle dans tout spectacle, dont la scène se limite par construction aux dimensions physiques strictement nécessaires à la représentation de quelques personnages. Cette simplification habituelle est entretenue dans la vie réelle par la pratique des proclamations de résultats de sondages censés reproduire les avis et pensées instantanés de chaque catégorie de la population, en fonction de questions adroitement formulées par des enquêteurs. Cette simplification habituelle est ou devrait être depuis longtemps obsolète, du fait de l'utilisation du Web convenablement adapté et spécifiquement conçu comme moyen d'expression directe et vecteur des contributions personnelles des citoyens. Nous y reviendrons.

humacit.jpg La première moitié de l'ouvrage est consacrée à la dénonciation de certaines insuffisances des assemblées de représentants élus. Cette dénonciation est d'autant plus pertinente que surgissent des menaces sur la survie de nos modèles sociaux et même sur notre survie tout court, dont le traitement exige une forte réactivité, l'indépendance de jugement, la liberté d'approfondir des dossiers complexes. Les questions de société posées par l'usage des nouvelles technologies dans tous les domaines, à commencer par les sciences de la vie en association avec l'informatique ne peuvent pas être correctement traitées par des assemblées d'élus dont ce n'est pas la vocation. Cette carence devient encore plus évidente face à l'urgence d'engager rapidement des changements progressifs et coordonnés de nos modes de vie et de nos méthodes d'exploitations agricoles et industrielles pour arrêter la dégradation de la planète.

La deuxième partie de l'ouvrage expose des solutions pratiques. Elle appelle de notre part quelques critiques que nous espérons constructives, parfois au-delà des intentions de cet ouvrage très stimulant.

Le cadre des solutions proposées par l'auteur, notamment pour statuer sur l'usage des nouvelles technologies, c'est la conférence de citoyens, constituée spécifiquement pour chaque ensemble de questions à traiter, par tirage au sort. Il s'agit à chaque fois d'une toute petite assemblée, de 15 à 20 personnes, conduite par un facilitateur. Les participants ne sont pas rémunérés au-delà du remboursement de leurs frais. L'implication personnelle dans la recherche de l'intérêt commun suffit à motiver les participants à consacrer plusieurs week ends à une telle conférence. D'abord, ils se font présenter l'état de l'art et des connaissances par les experts reconnus, puis éventuellement par toutes les autres personnes souhaitées. Ensuite, ils élaborent des recommandations en vue de compléter ou modifier la législation.

Ce qui est enthousiasmant, c'est que, d'après l'auteur, la conférence citoyenne, cela marche même en France ! On est à chaque fois surpris par la motivation des participants, le sérieux de leur démarche, leur souci de l'intérêt général, la qualité des recommandations finales.

Malheureusement, il est bien connu que les recommandations finales des conférences citoyennes demeurent trop souvent sans suite, même lorsqu'elles ont été publiées. C'est que les vérités se reconstruisent au passage par certaines procédures officielles, que seuls les élus du peuple font les lois, et qu'ils sont très jaloux de cette prérogative, et que, par penchant naturel dans leur position, ils ont tendance à rejeter a priori toute idée exogène impliquant une limite ou une contrainte sur leur souveraineté dans quelque domaine que ce soit.

Cependant, même si le destin des recommandations produites par les conférences de citoyens était brillant, plusieurs points mériteraient un examen critique.

En premier, les recommandations d'une conférence de citoyens ne semblent pas surgir d'une élaboration interne, mais au moins dans leur expression, résulter d'un choix des participants parmi des éléments préparés pour exprimer divers points de vue contradictoires préalablement recensés. Alors, qu'on le veuille ou non, la seule différence avec une opération de manipulation, c'est la publication des raisons des choix, or il est rare que ces raisons soient reprises dans les synthèses et les communiqués ! En second, le très faible effectif de la conférence de citoyens, certes justifié par la contrainte logistique des réunions, demeure sans doute le principal argument justificatif sous-jacent de l'attitude méprisante des représentants élus.

En effet, sur le fond, comment prétendre qu'une conférence de 15 à 20 citoyens tirés au sort dans toute la population puisse faire mieux dans le sens de l'intérêt général (terme vague à géométrie variable) que, par exemple, un groupe du même nombre de diplômés bac + 5 tirés au sort ? Et si on fait travailler en parallèle plusieurs conférences citoyennes constituées à partir de catégories différentes de la population, sur quels critères et qui se donnera le droit d'interpréter les différences entre les recommandations finales des divers groupes ? Ou qui osera proclamer sans rire que tous les groupes obtiennent exactement les mêmes conclusions par les mêmes arguments ?

A la base de toute institution démocratique, on ne peut pas évacuer la question première de la "citoyenneté requise" des contributeurs potentiels à une assemblée citoyenne, afin que cette assemblée soit reconnue comme "le peuple" en regard de ce qu'elle doit produire. Raisonnablement et fondamentalement, ce qui est important au-delà de la citoyenneté légale, ce n'est pas la spécialisation personnelle ni le niveau supposé d'intelligence des participants, mais d'abord la diversité des expériences de la vie que l'on souhaite pouvoir consulter et faire contribuer à l'élaboration des propositions à construire, avec comme conséquence un plancher en nombre de participants et un mode de sélection dans la population. Evidemment, s'il s'agit d'organiser un grand jeu de rôles en vue d'une opération de communication ou en vue d'un épisode transitoire, comme proposé implicitement par d'autres auteurs, la définiition de la population et de la méthode de sélection ne méritent pas l'investissement intellectuel (et informatique) qui serait requis pour une organisation pérenne.

Globalement, il nous manque donc une réflexion sur le passage à l'échelle supérieure, à partir des pratiques mises en oeuvre dans les conférences de citoyens. Il ne suffit pas de suggérer la reconversion d'une assemblée d'élus en assemblée citoyenne constituée par tirage au sort : même si cette reconversion pouvait se réaliser d'un claquement de doigts, cette grande assemblée citoyenne existerait pour quoi faire et travaillerait comment ? Certainement pas en héritant des mêmes tâches et des mêmes procédures que l'assemblée d'origine ! Encore moins pour s'éclater en conférences citoyennes de 20 personnes en fonction des sujets à traiter !

En vue d'un changement d'échelle, certains termes à consonance technique sont à éviter, en particulier "panel" et "facilitateur". Au niveau des conférences de citoyens, analogues à des expériences reproductibles de laboratoire, leur emploi ne porte pas à conséquence. En revanche, pour passer à l'échelle d'une nation, ces termes-là, panel et facilitateur, sont des boulets particulièrement encombrants, des prétextes potentiels à des entreprises dénaturantes.

Précisons pourquoi cette dernière remarque n'est pas un détail.

Le mot "panel" véhicule une forte coloration marketing. Or, il est maladroit de laisser place à la moindre possibilité de confusion entre une assemblée citoyenne et un panel de consommateurs de la démocratie. Il serait grotesque de réduire l'assemblée citoyenne à une représentation consultative qui pourrait être placée sur le même plan que des programmes de sondages ou dont les propositions pourraient être soumises à des enquêtes d'opinion. Rappelons que ce qui caractérise une démocratie authentique, c'est la capacité autonome du peuple à définir son propre avenir - ce qui se traduit malheureusement dans les discours ampoulés par "la définition du bien commun", superbe formule fumeuse censée magnifier l'activité consistant à dégager des décisions pratiques et responsables, temporaires, peut-être minables en apparence mais réfléchies, cependant imposables à tous.... C'est que la recherche de la perfection, dans une démocratie authentique, se concentre dans la qualité des débats, pas dans les institutions elles-mêmes ni dans l'éclat des décisions. L'expérience historique prouve abondamment que la recherche de la perfection des institutions est un piège mortel de la démocratie, particulièrement si cette recherche consiste à préserver par replâtrages successifs un ensemble supposé optimal d'institutions héritées d'un passé glorieux. Par nature, dans une démocratie authentique, une assemblée citoyenne n'est rien d'autre qu'une instance du peuple décideur. Elle ne doit pas être envisagée comme un panel résultant d'une procédure d'échantillonnage au sein de la population, dont on pourrait contester les décisions au prétexte de son niveau de représentativité ou au prétexte d'un défaut de la procédure d'échantillonnage. Basiquement, la représentativité d'une assemblée citoyenne ou la représentativité des participants dans une telle assemblée ne peut pas, ne doit pas être une notion pertinente. Une assemblée citoyenne ne "représente" qu'elle même et chaque participant n'y représente personne que lui-même, c'est d'ailleurs exactement ce qu'on en attend. Une assemblée citoyenne est le peuple tout simplement, ou alors ce n'est pas une assemblée citoyenne... Cependant, afin d'assurer la qualité du débat démocratique, plusieurs conditions préalables sont à considérer, dont l'existence d'une réponse communément acceptée à la question première de la citoyenneté requise en regard des productions attendues de chaque assemblée citoyenne - bien avant le choix de la méthode de tirage au sort permettant d'assurer la participation d'un maximum de citoyens au fil des tirages successifs. La satisfaction de cette condition première peut nécessiter une connaissance assez détaillée et instrumentée de la population, certes selon des critères et dans un but différents de ceux du marketing, mais sans nier la similarité de certains procédés techniques. D'où une tentation permanente d'assimilation au panel, dont il faut connaître le danger.

Le terme "facilitateur" est générique pour désigner l'animateur d'un groupe d'association des cerveaux, par exemple en recherche d'innovations, d'améliorations du service aux clients d'une entreprise, etc. Ce terme de facilitateur est inadapté au contexte d'une assemblée citoyenne. Une assemblée citoyenne a besoin d'un président au plein sens du terme (éventuellement à plusieurs têtes) afin que les travaux et les débats soient conduits selon des règles et une étiquette spécifiques. La fonction de président d'une assemblée citoyenne est une fonction républicaine qui ne peut entrer dans un autre cadre, par exemple, celui d'une prestation d'animation par un psychosociologue - ce qui ne veut pas dire que le président doit manquer de psychologie et ne rien connaître aux réalités sociales ! Voir par exemple ce billet du blog.

Douzecolere.jpg Le célèbre film "Douze hommes en colère" (Sydney Lumet, 1957) relate le retournement sensationnel d'un jury d'assises. Ce film mériterait une analyse critique nouvelle, à la hauteur des interrogations qu'il devrait actuellement susciter dans toute réflexion sur l'amélioration des fonctionnements démocratiques, en parallèle d'une analyse historique des défauts des démocraties en regard des problèmes de notre temps. Le scénario est celui d'un triple miracle. Premier miracle : l'imposition de la discipline de conscience de l'un des jurés à tous les autres. Deuxième miracle : l'intelligence dans l’adaptation des questionnements aux diverses personnalités des autres jurés. Troisième miracle : le réveil progressif de ces autres jurés jusqu'à l'unanimité en sens contraire de l'opinion majoritaire initiale. L’invraisemblance de ce triple miracle dans le film nous renvoie constamment au terrifiant spectacle de l'intermittence de notre humanité. Mais évidemment, le débat du jury des "douze hommes en colère" est le contre exemple poignant de ce que devrait être un débat ordinaire dans une assemblée citoyenne ! Aussi, il est désespérant que des ouvrages à prétention savante se raccrochent encore à un modèle de jury pour envisager une forme moderne de démocratie directe, ou pire, ne s'intéressent même pas à la discipline du débat démocratique, relèguant ce sujet dans les ténèbres des arts et techniques. Poussons la cruauté jusqu'à l'extrême : quelle est la pertinence actuelle des puissantes dissertations dont s'entretenaient nos grand intellectuels des sciences humaines en 1957 ? Faute d'oser concevoir comment nos sociétés pourraient évoluer sans conversion révolutionnaire préalable pour se rendre capables de s'accorder sur des institutions planétaires, faute de rechercher humblement en tant qu'être humain comment utiliser l'expérience du passé et les opportunités du présent pour développer nos libertés pratiques face aux urgences à venir et aux limites physiques qui vont s'imposer à l'humanité différemment selon les pays, nous n'en sommes encore qu'à des expérimentations ponctuelles et locales de "démocratie directe" plus ou moins authentiques, sans perspective réelle d'insertion dans la vie politique courante, encore moins dans les nouveaux espaces pourtant réputés universels du Web. Individuellement, il nous est pourtant certainement moins difficile de nous astreindre à une discipline de débat démocratique adaptée à notre époque que, par exemple, de nous arrêter de fumer...

Enfin, on ne peut ignorer les potentialités du Web pour l'extension numérique et qualitative des contributions citoyennes - potentialités que seule une discipline d'emploi adaptée pourra développer, car rien n'est donné par avance ! Nous devons affronter pour de bon la question de la citoyenneté directe en vraie grandeur à notre époque, inventer une perspective réaliste de contribution active et responsable de chacun face aux grandes questions de survie et d'évolution urgente de nos sociétés... Ce programme devrait s'imposer comme une évidence dans toute réflexion contemporaine soucieuse de l'avenir.

2 fév. 2015

House of cards, hacking de l'imposture sociale

Ce billet est consacré à la série américaine House of Cards, une série de politique-fiction destinée à la télévision.

A travers les singularités du scénario et des personnages, cette série met en évidence les différents équilibres régulateurs des comportements sociaux ordinaires des personnages, notamment entre pouvoir et liberté, entre destin et projet, entre convivialité et civilité.

House of Cards, série universelle de politique-fiction

Les deux premières saisons de la série (8 DVD au total) racontent l'ascension d'un homme politique, Franck Underwood, jusqu'aux plus hautes charges de la république. Une troisième saison sera lancée sur les ondes fin février 2015 aux USA, bien qu'à la fin de la deuxième saison, le personnage principal ait atteint le sommet, la présidence...

Une série télévisée homonyme, inspirée de la même nouvelle, a été antérieurement diffusée par la BBC. Elle est publiée en DVD. On pourrait comparativement qualifier cette série britannique d'idiomatique. "You might very well think that, I could not possibly comment". Cette série britannique se déroule dans les années 90 : combinés téléphoniques en matière plastique colorée, dictaphones à micro bandes magnétiques, pas d'Internet visible mais des écrans monochromes à tube cathodique sur ou à côté d'épais postes individuels autonomes posés à plat comme les tout premiers ordinateurs personnels. Au-delà des différences dans les technologies mises en oeuvre, la comparaison des scénarios et du jeu des acteurs entre l'ancienne série et la nouvelle serait un exercice fructueux pour étudier l'évolution des mentalités, des déplacements de valeurs et des références implicites dans nos sociétés, mais ce n'est pas le sujet de ce blog.

HofCards.jpg La série américaine House of Cards vise à l'universalité. Elle pourrait être facilement transposée dans n'importe quelle république d'assemblées représentatives. Quelques dialogues en version originale ne sont compréhensibles que dans les institutions étatsuniennes, mais on n'est pas obligé d'écouter la bande son originale. Certes, le générique nous montre quelques monuments de Washington mais on pourra en trouver les équivalents dans toute capitale administrative. Autrement, les vues urbaines du générique en vidéo accélérée sont banales : croisement de boulevards, berge dépotoir, trains de banlieue. Dans les épisodes de la série, les intérieurs privés ne sont pas particulièrement brillants (exemple : l'arrière plan tristounet du rebord de fenêtre où le couple Underwood fume une cigarette commune et leur jardinet blafard). Les architectures intérieures des bâtiments officiels ne reluisent pas comme les héritages d'une histoire séculaire spécifique, plutôt comme les bureaux d'une direction administrative ordinaire. Et il faut attendre la toute fin de la première saison pour apercevoir quelques paysages urbains de verdure reposante... impossibles à distinguer de ceux de la plupart des grandes capitales. Bref, le Washington de House of Cards est une capitale politique reconstituée sans sel, pas bio, pas vraie. Donc universelle.

Ce n'est pas que la série manque de piment, au contraire... Les éditions françaises des deux premières saisons de House of Cards sont "tous publics", mais les éditions anglo saxonnes (ou seulement les éditions britanniques ?) sont marquées "18". Le commentaire justificatif pour la saison 2 est précis : "brief strong sexual images, strong fetish scene". Sans doute la brièveté des scènes et images en question justifie une appréciation moins stricte en France ? En réalité, c'est toute la série que l'on pourrait qualifier de fétichiste, si on étend le fétichisme aux représentations du pouvoir et de la démocratie.

Sauf si on la regarde comme une variante de thriller, ou comme une transposition moderne des aventures d'un Till l'Espiègle politicien, c'est une série vraiment dérangeante. Pas seulement parce que l’on suit de très près la vie d’un politicien manoeuvrier. Les histoires des personnages nous semblent trop souvent familières, au point de pouvoir s'insérer entre les lignes des chroniques politiques de nos journaux et de pouvoir expliquer les vides de nos lois. Heureusement pour la paix de nos esprits, le malaise devient supportable grâce à quelques brèves scènes scandaleuses et quelques meurtres à la sauvette : merci aux scénaristes.

House of Cards, vraie série politique

Le vrai personnage principal, c'est le couple Franck et Claire Underwood. Un couple d'exception : autodiscipline mentale de fer, entraînement physique rigoureux, exercices de générosité (manifestations du vrai pouvoir), pratique assidue de l'empathie, examen régulier des opportunités d'improvisations brillantes... Ils cultivent les qualités (et certains défauts) des saints, avec en plus le souci manifeste du bien de leur pays et de leur concitoyens. C'est donc en cohérence que tous les actes et les pensées de ce couple d'exception sont orientés vers son ascension dans la hiérarchie du pouvoir politique. L'injustice commise à l'encontre de Franck Underwood au début de la série ne vaut rien comme prétexte, cela fait longtemps que le couple Underwood, dans son âme et sa chair, s'est formé aux disciplines du pouvoir et s'est préparé aux aléas de son entreprise de longue haleine.

Les Underwood ne sont pas des arrivistes bidons. Cependant, ce ne sont pas des arrivistes sympathiques, car leur aspiration ne se résume pas à la reconnaissance et à l'édification de leurs pairs. Paraître les plus malins du troupeau serait même contre leur plan. Ils n'appartiennent de fait définitivement à aucun troupeau, seulement le temps qu’il faut pour leurs desseins. Ils se servent des règles du jeu du troupeau des politicards coincés dans leurs allégeances et leurs combines, et de la faune corruptible qui les entoure. Ils se servent des règles du jeu du troupeau des autres arrivistes en compétition. Et chaque fois que nécessaire, ils purgent leur propre entourage des familiers abusifs, affidés déboussolés, proches sans potentiel, obligés non fiables, connaissances à problèmes, relations bornées, etc. Mais si possible jamais sans un exercice préalable de compréhension en profondeur et généralement après une tentative de récupération ou après le refus d'une offre conciliante - il faut laisser un bon souvenir, n'est-ce pas... Dans cette logique, l'assassinat de quelques irrécupérables devient un acte de charité !

Dans une analogie mécaniste, tout se passerait comme si les concitoyens des arrivistes se répartissaient en grandes catégories et comme si l'art des arrivistes se concentrait sur la gestion active des transitions entre les catégories pour obtenir une répartition favorable :

  • les cibles hors paysage (provisoirement)
  • les cibles en cours d'exploitation
  • les affidés de loyauté inconditionnelle éprouvée
  • les affidés en cours de mise à l'épreuve
  • les gêneurs neutralisables
  • les gêneurs neutralisés provisoirement
  • les multitudes manipulables en masse

Le projet égoïste et secret des Underwood vise à forcer le destin. Pour eux, le destin, c'est les autres, et leur projet passe donc par leur pouvoir sur les autres. Cependant, les Underwood sont des êtres sociaux, authentiquement, pas des ectoplasmes, ni des faux jetons ni des acteurs. Ce qui définit leur personnalité à chaque instant, ce sont les exigences de l’adaptation de leur comportement en vue de leur ascension. Pour ce faire, leur discipline consiste à maîtriser les décalages entre leurs représentations aux autres, dans toutes les situations et dans les divers groupes sociaux qu’ils fréquentent, et leurs propres représentations à eux-mêmes….

MazPol1.jpg Pour de tels arrivistes, pouvoir et liberté sont directement liés : leur liberté se mesure au pouvoir qu'ils ont sur les autres et au pouvoir que d'autres n'ont pas sur eux. Il leur est essentiel, pour escalader la hiérarchie des hautes fonctions, de préserver leur liberté de manoeuvre en anticipation d'une montée à l'étage supérieur. Ce sont des gens de projet, pas des instruments du destin (ni les apôtres d'une idéologie, mais ils savent bien en prendre les apparences). Il leur est donc indispensable, à chaque étape, de construire leur propre pouvoir en fonction de leurs propres objectifs et de le préserver comme tel. Car une position élevée offre un champ étendu d'opportunités à exploiter, mais pas automatiquement le pouvoir utile pour soi. C’est si évident que, pour des maladroits ou des incompétents, une promotion se traduit généralement par une perte de pouvoir. Contrairement à certaines croyances populaires, un véritable arriviste refusera son parachutage sur un territoire ou un contexte inconnus, de même qu'une promotion par surprise.

Pour comprendre les Underwood, la bonne référence n'est pas chez Machiavel mais plutôt dans un ouvrage tel que le Bréviaire des Politiciens du cardinal Mazarin, un homme d'expérience. Ce bréviaire décrit la discipline des comportements, des pensées et des actes des semblables aux Underwood, d'une manière bien plus précise que les commentaires de Franck en a parté shakespearien dans les épisodes de la série. A chaque page du bréviaire, on peut faire référence à une ou plusieurs scènes de House of Cards. C'est le contraire d'un manuel de Castor Junior de la politique, à part quelques incongruités comme la détection des qualités ou défauts d'après la physionomie. Pour le politicien, l'obsession du bréviaire, c'est la préservation des dangers et pressions qui limiteraient sa liberté et ses projets ou les rendraient esclave d'intrigues, de vulnérabilités ignorées ou d'intérêts particuliers, sans illusion sur l'immanence du destin et en dépit de toute fatalité. Ce bréviaire paranoïaque est aussi un manuel de savoir vivre diplomatique pour très grandes personnes en société : convivialité feinte (ou temporaire et à condition d’en maîtriser tout risque à venir) mais civilité authentique !

Car les Underwood sont des gens polis, et même de bonne compagnie. Mais prenez garde s'ils se montrent attentionnés envers vous !

Comprenez-vous maintenant pourquoi, en comparaison des Underwood, la plupart des personnages de House of Cards semblent affligés d'arriération, indépendamment de leurs diplômes et statuts sociaux, résignés aux fatalités de leurs conditions, soumis à des facteurs de dépendance, enchaînés aux conditionnements de leur passé, empêtrés dans leurs rivalités en miroir ?

Iznog.jpg La description du monde de la politique dans House of Cards est-elle excessive ? Si, au lieu du monde politique, on considère celui des grandes organisations ou des grandes entreprises contemporaines : certainement pas ! Concernant le monde de la politique, une meilleure question serait : que peut-on y qualifier d'excessif ? Dans les années 70, est parue en France et en Belgique une bande dessinée dont le personnage principal, qui semblait outrancièrement factice à l'époque, était un petit bonhomme politicien avide, constamment en éveil pour se faire valoir, tricheur, menteur, accapareur, odieux avec les faibles, servile aux puissants, jaloux, vindicatif, malchanceux, grotesque, mais indestructible. Malheureusement, la caricature Iznogoud s'est réalisée dans plusieurs pays d'Europe avec un degré d'exactitude stupéfiant chez plusieurs personnages de pouvoir. A répétition et presque avec la parité des genres. Nous avons donc pu pleinement apprécier l'antimatière constitutive de cette sorte de personnage, avec les effets collatéraux sur la vulgarité de nos comportements, le rétrécissement de nos cultures, l'immobilisme de nos sociétés, la vacuité de nos projets nationaux... C'est au point que nous pourrions souhaiter plus de politiciens de l'acabit des Underwood ! Peut-être alors, en bons manoeuvriers rompus à se jouer du destin, comprendraient-ils l'urgence de constituer à leur niveau une assemblée démocratique digne de ce nom, ne serait-ce que pour légitimer et libérer leur propre pouvoir des fausses contraintes, lobbies et coalitions qui prétendent l'encadrer.

Ce que nous dit House of Cards à propos des républiques d'assemblées représentatives, c'est que, en régime permanent et en dehors des situations catastrophiques, la compétition pour le pouvoir politique n'a rien à voir avec la démocratie, et qu'elle dévore l'énergie des leaders.

Alors, le scandale n'est pas que des personnages comme les Underwood parviennent au sommet, c'est plutôt que des personnages nettement moins doués qu'eux atteignent les plus hautes fonctions.

Plus encore, c'est que des régimes politiques républicains prétendument démocratiques se réduisent au théâtre permanent des gaspillages de talents dans les luttes de pouvoir et leurs perversions.

Trahison de hacker

Le hacker de House of Cards, Gavin Orsay, est un personnage plus proche du Birkhoff de la série Nikita que du Flinkman de la série Alias. Ce maître hacker est un indépendant solitaire, traité et utilisé comme un indicateur minable par les autorités policières en échange d'une liberté relative. Heureusement pour lui, il parvient à élargir son champ de liberté grâce aux informations que son art lui permet de recueillir sur les gens qui prétendent la limiter, mais il demeure prisonnier de son destin, d'autant plus que c'est un personnage social plus qu'antipathique, méprisant, incivil, qui mesure la valeur des autres sur sa propre échelle de compétence technique. Par ailleurs, c'est un survivant qui protège la clandestinité d'autres hackers indépendants. Le personnage n'est pas complètement cerné dans le scénario. En prévision de la troisième saison ?

MazPol2.jpg Dans la deuxième saison de House of Cards, le maître hacker appâte sur ordre un journaliste à la recherche d'informations non publiées à propos de deux morts accidentelles bien opportunes pour Franck Underwood, dont le suicide d'une confrère et compagne qui avait fréquenté l'homme politique. Au début de son enquête, le journaliste est initié par son responsable informatique au "Deep Web", censé contenir une masse d'informations non officielles accessibles seulement par I2P ou Tor - ce qui est exact si on considère comme des "informations" tout ce qui est déblatéré dans des forums et divers espaces de bavardage, dont la plupart sont néanmoins lisibles sans passer par des logiciels d'anonymat... En bref, suite à une prise de contact théâtrale, le maître hacker fait tomber le journaliste dans un piège en fournissant à ce journaliste une clé usb à insérer sur un serveur gouvernemental, prétendument afin d'y propager un logiciel de recherche. Le journaliste, pris sur le fait, est jeté en prison pour de nombreuses années, en tant que hacker.

La traîtrise du maître hacker n'est pas une invention de la série. Des hackers, vrais ou faux, sont effectivement en prison après avoir été piégés par des experts au service des autorités.

A cette occasion, il est bon de rappeler que le principal risque de fuite de données, pour tout système d'informations normalement protégé, provient de l'intérieur de l'organisation. En effet, c'est par des indiscrétions, par la trahison d'employés mécontents, par l'exploitation de maladresses ou par diverses formes de complicités internes obtenues par la séduction ou la menace, que le hacker obtient les indications qui lui permettent de se brancher de l'extérieur, ou plus commodément parvient à faire enregistrer ce qui l'intéresse puis à se la faire transmettre. Non pas que les techniques informatiques soient secondaires, mais elles ne peuvent pas grand chose à elles seules pour recueillir des informations à l'intérieur d'une organisation protégée selon l'état de l'art.

Dans son genre, le hacker Orsay est, comme les Underwood, un combattant pour sa liberté. Mais, à l'inverse des Underwood qui usent de leur liberté pour obtenir encore plus de pouvoir, il use de ses pouvoirs pour recouvrer un peu de liberté et son projet se résume à cela. Orsay ne lira jamais le Bréviaire des Politiciens. Cependant, pour lui aussi, les dégâts collatéraux sont considérés comme négligeables en regard des buts poursuivis.

Tous des imposteurs

Reprenons : à travers les singularités du scénario et des personnages, la série House of Cards met en évidence les différents équilibres régulateurs des comportements sociaux ordinaires des personnages, notamment entre pouvoir et liberté, entre destin et projet, entre convivialité et civilité.

En réalité, les équilibres régulateurs de ce type sont communs, sous diverses définitions adaptées, à toutes les espèces d'êtres vivants de la planète Terre, y compris dans le règne végétal. Les déplacements de ces équilibres sont constitutifs de la vie de chaque individu et de chaque groupe d'individus, de la naissance à la mort. On pourrait consacrer des volumes à détailler ces évidences... Peut-être serait-on conduit à refonder les sciences sociales en tant que disciplines techniques, de manière par exemple que la sociologie permette d'éviter des guerres ? Il faudrait pour cela échapper à la pesanteur des fausses sciences imprégnées d'idéologies statiques sans pertinence dans la dynamique de la vie. Passons, ce n'est pas le sujet de ce blog.

Dans ce billet consacré à la série House of Cards, nous avons largement parlé de ces équilibres régulateurs et de leurs variations chez divers personnages, sans jamais évoquer aucune valeur morale. C'est que, au contraire des valeurs morales qui sont censées être instrumentalisées partout à l’identique dans les discours et les représentations d'affects, ces équilibres se négocient différemment dans chaque groupe social. Nous avons parfois l'habitude, selon une déformation idéologique, d'envisager ce genre d'équilibre comme la résultante banale des forces d'une strate d’institution sociale sur une autre, par exemple entre le pouvoir de l'Etat nation et la liberté du citoyen. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit principalement dans la série House of Cards, mais de l'équilibre à l'intérieur de chaque groupe social. Remarque : au contraire de certaines hypothèses simplistes, les groupes sociaux ne forment évidemment pas une partition ensembliste de l'ensemble des êtres humains, encore moins une segmentation stratifiée, même en se limitant à un sous-ensemble défini par un espace urbain.

Kararma.jpg Chaque personne appartient à plusieurs groupes sociaux (familiaux, professionnels, sportifs, mémoriels, éducatifs, religieux...). Chaque personne modifie ses équilibres vitaux en fonction du modèle implicite du groupe social où elle se situe dans l'instant, sous peine d’être mise à l’écart. Dans ce sens, nous sommes tous des imposteurs. Depuis longtemps déjà, des créatures inquiétantes de la littérature, comme le Grand Inquisiteur (Dostoïevski, Les Frères Karamazov) nous rappellent notre nature d'êtres formés dans les groupes sociaux que nous entretenons. Pour sa part, le Grand Inquisiteur est un grand tautologue : personne, surtout pas un dieu, ne doit prétendre nous faire échapper à notre réalité sociale terrestre, maintenant et sur place. Sinon, la possibilité existe d’un miracle inconcevable comme une irruption divine et une transfiguration, avec la disparition de notre monde d’organisations humaines. C’est reconnaître que l'imposture sociale est dans notre nature d'être humain sur Terre, qu’il y a quelque chose de très profond dans ce constat, mais que, par construction, nous avons de la peine à le prendre vraiment au sérieux…

Il reste que le propre de l’être humain, c’est la capacité de création sociale.

Mais que les arrivistes, à l’expérience, ne semblent pas plus doués que les autres pour cela.

Les équilibres régulateurs du comportement, y compris leurs possibles manipulations, devraient être pris en considération dans toute tentative d'évolution du Web en tant qu'espace de création sociale. C’est pourquoi toute société virtuelle sur le Web devrait instituer des règles d’interaction entre ses membres, en vue de finalités reconnues et comprises.

29 déc. 2014

De la volatilité de la sécurité informatique

Alerte aux utilisateurs d'un navigateur dans une version "ancienne" (c'est à dire datant de plus de 2 ans) !

La confidentialité et même le contenu de nos communications cryptées seraient menacées par une méthode d'attaque récemment découverte et gentiment dénommée Poodle (caniche en anglais).

On trouve toutes les informations utiles par exemple sur Wikipedia "Transport Layer Security", ou "TLS" en abrégé. L'article en langue anglaise est très abondamment détaillé, l'article en allemand est techniquement impeccable mais celui en français contient déjà plus que l'essentiel pour l'utilisateur.

Pour nous les utilisateurs, la conséquence est de nous forcer à mettre à jour notre logiciel navigateur. En soi, ceci n'apparaît pas immédiatement comme une contrainte, sauf que la version récente d'un logiciel navigateur est 3 à 4 fois plus encombrante que la version d'il y a 2 ans, et nécessite une puissance de machine plus importante. Nous pourrions donc déjà ressentir une incitation à poubelliser notre machine actuelle pour acquérir une machine neuve. De toute façon, si le système de notre machine actuelle ne peut supporter qu'un navigateur "ancien", et si nous parvenons à en désactiver le vieux chiffrement SSL - celui qui est devenu officiellement vulnérable -, nous ne ferons vraisemblablement que décaler l'urgence de la migration vers un matériel neuf, car cet "ancien" navigateur ne possède certainement pas les niveaux de chiffrement qui seront bientôt considérés comme indispensables.

Car nous assistons au début d'une grande course à la sécurité, sur un nouveau champ de la compétition entre les grandes entreprises exploitantes du Web et pas seulement entre les sociétés spécialisées dans les logiciels de sécurité.

Tiens, justement, ne soyons pas naïfs :

  • La concrétisation de la menace Poodle nécessite, de la part de l'attaquant, la mise en place préalable d'un intermédiaire invisible et capable de traiter à sa façon les flux d'échange. Ce n'est pas à la portée du hacker du dimanche et ce n'est pas juste pour savoir qui consulte ou écrit quoi sur quels sites, il y a d'autres moyens plus simples pour cela. En particulier, le risque est nul dans les consultations de sites en mode purement informatif (sites https sans filtrage d'accès par mot de passe, par exemple moteurs de recherche).
  • La "découverte" de la vulnérabilité Poodle provient d'une grande multinationale du Web. Autant dire que cette vulnérabilité préexistait dans la boîte à outils d'une des puissantes agences capables (depuis toujours ?) d'intercepter tout ce qui transite sur le Web. Dans quel but cette faille est-elle révélée seulement maintenant, est-ce pour des motifs purement commerciaux ou bien est-ce la partie émergée d'un affrontement entre diverses agences, pays, continents, ou bien... ? Voir notre billet Révélations en question.
  • Ne serait-il pas responsable de la part des journalistes spécialisés, plutôt que de se poser en savants techniciens à propos de chaque "nouvelle" faille de sécurité, d'en profiter pour renvoyer l'utilisateur au rappel de quelques règles basiques à l'usage des particuliers et des organisations, et de préciser les risques pour les uns et les autres ?
  • La fébrilité des adaptations des logiciels dans la grande course à la sécurité va fatalement entraîner la création de nouvelles bogues et de nouvelles failles de sécurité, d'autant plus sournoises si les logiciels concernés sont propriétaires. Mais, même les logiciels libres ne seront pas à l'abri de nouvelles failles. Voir notre billet sur les logiciels libres.
  • La focalisation médiatique sur la sécurité des communications individuelles détourne l'attention du grand public à l'écart des récentes révélations sur les relations entre des entreprises majeures du Web et certaines agences gouvernementales. Dans un autre registre, cette focalisation contribue à faire oublier l'exploitation statistique des données recueillies en particulier sur les réseaux sociaux sur nos comportements et opinions, non seulement en vue des ciblages de marketing mais pour l'ajustement de propagandes segmentées dans tous les medias. Là, ce n'est plus de notre "sécurité" qu'il s'agit, mais de notre maintien dans un univers manipulé en miroir déformé de nous-mêmes. Voir notre billet sur le Web de propagande.

Il ne s'agit pas de nier la réalité des risques de compromission et de détournement de nos échanges réputés confidentiels sur le Web, encore moins de relativiser les risques de piratage informatique des entreprises, organisations, états... Mais pas n'importe qui et encore moins par hasard...

Disons le autrement.... Notons une accélération dans l'évolution du mythe du hacker.

Le mythe du hacker - génial - ami - du - bien - façon - Zorro se meurt, victime des déballages médiatiques sur les failles de sécurité (dont l'utilisation exclut l'amateurisme même éclairé), et victime collatérale du dévoilement du secret de Polichinelle concernant les exploitations d'arrière plan en vue de campagnes manipulatoires à grande échelle (dont les enjeux sont d'un tout autre ordre de grandeur). En conséquence, le "hacker génial" tend à se réduire à trois modèles normalisés, selon son niveau de ressources et de moyens : soit le racketteur de la plus basse espèce, soit le zombie au service d'organisations maffieuses ou simplement parasites, soit le fonctionnaire assermenté du gouvernement (ou son équivalent dans une "major" du Web) avec les confrères consultants qu'il alimente. Demandons-nous, par exemple, pourquoi aucun de ces puissants hackers n'utilise ses talents pour vider tous les comptes bancaires des paradis fiscaux, ou, en version plus subtile, pour y créer une petite pagaille telle que le risque de dématérialisation subite pesant sur les capitaux planqués oblige tous leurs propriétaires à les rebasculer vers des plates formes normalement fiscalisées.

Alias1.jpg La comparaison des séries télévisées d'espionnage Alias (période de diffusion : 2001-2006, 5 saisons, 29 DVD) et Nikita (période de diffusion : 2010-2013, 4 saisons, 17 DVD) confirme une évolution dans la personnalité du hacker de génie, telle qu'elle est représentée à destination du grand public. Dans ces deux séries d'espionnage, le super hacker est un personnage principal, indispensable au succès des opérations. Cependant, on sent bien qu'il est a priori encombrant, ce technicien pointu incompréhensible au commun des mortels, qu'il est commode de lui attribuer des pouvoirs quasi magiques dans le scénario mais tout de même pas n'importe quoi. Les acteurs du rôle ont donc la charge de dépasser la caricature du savant fou. Le Marshall Flinkman d'Alias concentre la singularité de son personnage dans ses mimiques décalées, ce qui d'ailleurs préserve la crédibilité de ses trouvailles (au contraire du Mister Q des films de James Bond). Le Seymour Birkhoff de Nikita se retranche dans un profil de génie asocial enchaîné, mais ce n'est pour lui qu'un pis aller dont il s'évadera à la première occasion... On admire le super hacker en action, en communication avec les agents de terrain infiltrés dans un local périlleux à l'autre bout du monde : détection des systèmes d'autodéfense du local, pénétration de ces systèmes, désactivation quasi instantanée, téléchargement via clé usb du contenu du portable abandonné par l'ennemi... Dans Alias, la passion de Flinkman pour son art lui fait ignorer sa totale instrumentalisation par l'organisation qui l'emploie. Ce n'est plus vrai pour le Birkhoff de Nikita. Dans Alias, le super hacker n'a pas de problème d'identité et aucun questionnement sur sa profession; il n'évolue pas ou très peu dans son comportement au cours des épisodes. Au contraire, pour le Birkhoff de Nikita, la remise en question de son art devient obsèdante et fait l'objet d'une conclusion au terme de l'évolution du personnage. Certes, les différences des scénarios et des personnalités des acteurs des deux séries, Alias et Nikita, peuvent en partie expliquer ces différences dans les représentations du hacker de génie. C'est aussi que les deux séries ne sont pas de la même nature, malgré leurs similarités dans les détails plus que dans les ressorts des développements. Par bien des aspects, la série Nikita est une série d'anticipation (voir notre billet Nikita), alors qu'Alias est une série en mélange savant de genres classiques (espionnage, fantastique médiéval, saga familiale...).

Bref, nous avons relativement beaucoup de Flinkman et pas assez de Birkhoff. Alors la "sécurité", c'est ce qu'on voudra nous en faire croire...

8 déc. 2014

Pas de quoi s'énerver...

Ce billet et le suivant traitent encore des conditions nécessaires aux échanges sur le Web entre gens ordinaires, en dehors des relations marchandes ou professionnelles, en dehors des relations encadrées dans un groupe social de la vie réelle.... Car ce qui n'est pas dans cette liste d'exclusion, c'est ce pour quoi le Web fut créé en priorité : les échanges gratuits d'expériences personnelles, et les échanges dans un débat démocratique, notamment. Et là, presque tout reste à faire.

Prenons le cas, particulièrement d'actualité, du débat démocratique.

Précisons : il s'agit du débat dans le cadre d'un projet d'intérêt commun, que ce projet soit déjà défini ou en construction. Pas du "pur débat d'idées".

Sur le Web, on n'est plus dans la situation de l'orateur antique qui cherche à convaincre la foule physique, donc on devrait logiquement ressentir l'obligation d'inventer des règles adaptées au débat sur le Web dans les conditions nouvelles de cet environnement. Car il est clair que les conditions générales, les modes d'emploi des logiciels et les émoticones n'y suffisent pas (voir par exemple le billet soyons polis).

Rappelons en quelques lignes la démarche critique et l'orientation constructive de ce blog (en mode dramatique).

Migration.jpg Dans le monde "réel", on constate que le "débat démocratique" demeure ce qu'il fut (probablement) dans l'antiquité dans ses pires déviations. Les traités de rhétorique n'ont fait qu'emballer méthodiquement des techniques oratoires destinées à la déclamation face à une foule physique. Pourtant, cette rhétorique-là est encore présente dans les méthodes d'entraînement aux interventions et débats télévisés au coin du feu, auxquelles se soumettent nos personnalités. C'est aussi celle des hémicycles de nos assemblées, où nos grands dirigeants et gens de haute culture pratiquent publiquement les assauts d'invectives, les affrontements à partir de préalables incompatibles, les compétitions d'affects, les circonvolutions manipulatoires, les parades d'autorité, les sous-entendus menaçants, les plaidoiries piégées, etc. - censés, au mieux, se résoudre dans une procédure de vote. Ces pratiques et procédures sont une forme "civilisée", par la tentative de conviction argumentée suivie d'une résolution par un mode de décision collective. Mais cette forme ne fait que reproduire les cris, les gestes et les postures de la rencontre entre deux hordes d'humains préhistoriques, pour qu'à la fin, l'une des hordes se soumette ou prenne la fuite pour aller vivre ailleurs. Or, la différence principale de notre monde actuel par rapport à cette préhistoire n'est pas dans la forme "civilisée" du débat et de sa conclusion, elle est dans notre réalité physique planétaire : il n'existe plus d'ailleurs. Plus de lieu libre d'occupant pour s’y réfugier, plus aucun lieu fertile qui ne soit déjà exploité par d'autres. La migration humaine s’organise comme évasion sous contrainte, étape de carrière, distraction marchande... Cette clôture, ce rapetissement de l'univers, cette absence d' »ailleurs libre » au plan physique, elle induit son équivalent au plan mental. D'où il découle que tout "débat civilisé" selon la rhétorique ancienne, conçue pour un affrontement décisif, finit forcément par se réduire à une figuration oscillant entre l'obscénité et la futilité, parce que cette rhétorique est devenue inepte dans notre monde clos, et nous conduit fatalement au massacre sur place ou à ses substituts et formes dérivées, au point que les variétés modernes de "dialogues", "négociations", "discussions" se déroulent sans autre enjeu que le défoulement d'une hostilité primaire (ce qui ne veut pas dire que ces échanges sont inutiles, mais que leur fonction passe avant leur forme et leur contenu - ce que presque tout le monde semble intuitivement comprendre malgré que les acteurs vedettes cloîtrés dans leurs rôles fassent métier de l’ignorer).

Cependant, avec la nouveauté du Web, nous avons retrouvé l'opportunité historique d'un ailleurs, celui des sociétés virtuelles.... Mais, ce n'est certainement pas en y propageant les pratiques comportementales grossières héritées de l'âge de pierre que nous allons nous ouvrir ces nouveaux espaces... Nous sommes donc placés devant l'évidente nécessité d'inventer des formes d'interaction sociale adaptées au Web, qui puissent être comprises et pratiquées par tout citoyen ordinaire (comme l'ancienne rhétorique antique, que tout citoyen de l'Athènes antique apprenait à l'école), afin d'accéder à ces nouveaux espaces. En effet, les formes d'étiquettes nécessaires aux interactions sociales dans les sociétés virtuelles n'existent pas spontanément dans nos cultures ouvertes et conquérantes et surtout pas dans un univers de médiation manipulatrice et de galvanisation marchande en vulgaire extension fonctionnelle d'un monde réel faussement présenté comme infini.

N'attendons pas qu'une solution miracle nous tombe du ciel, nous sommes sommés d'inventer des méthodes de dialogue fondées sur une base aussi naturelle que les pulsions mal fagotées des débats pourris d'affects et d'empathie de façade, à partir d'éléments préexistants dans toute société : donc dans les failles, les interstices, les coins pas trop imprégnés de nos mécanismes mentaux de consommateurs suivistes suréduqués, d'êtres imaginatifs aux aspirations surdéterminées, de machines pensantes surprogrammées - mais au total, nos esprits contemporains ne sont certainement pas plus imprégnés par la société ambiante et par l’environnement naturel que ceux de nos ancêtres lointains. Tous les espoirs sont donc permis !

Ni la prise de conscience de notre cloisonnement mental, ni l'invention de nouvelles formes sociales sur le Web, ni leur mise en pratique ne seront faciles. En effet, les facteurs de fuite devant notre responsabilité et les motifs de l’immobilisme devant les opportunités ouvertes sont directement issus de nos pulsions et comportements naturels formés aux temps préhistoriques. De plus, ce sont justement ces facteurs-là qu'exploitent les faux bienfaiteurs de l'humanité de toutes sortes et leurs puissantes organisations qui oeuvrent à notre maintien dans diverses variétés d'esclavage de masse. Parmi les productions récurrentes de ces facteurs de déresponsabilisation, citons la fascination devant les robots "intelligents", la prosternation devant les ratiocinations des devins beaux parleurs, la croyance dans les mythes du Progrès, de la Croissance, du Héros, etc. Leurs inévitables contre - productions sont évidemment tout aussi stérilisantes : terreur devant la Machine qui dépasserait l'Homme (alors que ce dépassement est effectif depuis bien longtemps, depuis que l'Homme s'est élevé au pouvoir de se conduire consciemment comme une machine - "jamais un animal ne l'aurait fait", peut-être, mais une machine certainement), alarme devant l'exploitation de nos données personnelles (dans une interprétation faciale et limitée de ces « données » qui laisse grand ouvert le champ de toutes les manipulations d'arrière plan au travers du Web par les analyses statistiques en temps réel), aveu d'impuissance devant la "complexité" du monde moderne (sans doute mesurée au poids de nos croyances imaginaires érigées en "systèmes" ?), etc. On n’entreprendra pas l’énumération des expressions actuelles de ces facteurs régressifs dans le monde plus réfléchi des idées universitaires - sans parler des religions - dans l'espoir que nos grands esprits et directeurs de conscience s'éveillent enfin aux réalités médiocres du monde humain que nous avons fait au lieu de se braquer sur des détails ou de se complaire dans des spéculations qui leur permettent trop aisément d'ignorer ou de contester la singularité de notre présent, et de pouvoir mépriser l'opportunité existante d'une création sociale, pourtant grande ouverte sur le Web.

Pas pour longtemps, de toute façon.

Les billets de ce blog contiennent, au-delà d'une construction critique, des idées de solutions consistantes et cohérentes, pas si novatrices qu'il paraît au premier abord, et pas non plus si isolées (Cf. par exemple le projet convivialiste).

Au contraire, c'est l'impasse planétaire où nous nous sommes cantonnés qui est radicale, incohérente et inconsistante. Un élément paradoxal de la prise de conscience de cette impasse, c'est la vague des falsifications déversées quotidiennement dans tous les médias, y compris "culturels", sportifs et artistiques à l’encontre des fondements de toute démocratie et de toute forme extensive de partage gratuit. Notamment, une propagande abrutissante entretient la confusion entre gestion, gouvernement et politique dans un discours unifié sur le mode du commentaire sportif. Simultanément, cette propagande banalise une pseudo argumentation selon laquelle la "démocratie directe" serait techniquement impossible dans une grande population et serait au fond une rêverie de penseurs alternatifs. Cette propagande répète de grossiers arguments de barrage, ignorant l'histoire des institutions, ignorant le potentiel du Web, méprisant l'aspiration à la dignité face aux grands problèmes planétaires, caricaturant "la démocratie directe" - pourtant un pléonasme - comme une innovation qui serait par nature exclusive de toutes les autres institutions existantes, réduisant l’originalité démocratique au seul tirage au sort brandi comme un épouvantail de démission de la Raison. Il serait difficile de faire plus faux, plus sauvage, plus dégradant, mais c'est justement sa totale nullité sous couvert de discours savants qui donne à ce type de propagande sa force de putréfaction mentale : il suffit d'en accepter une petite injection pour en devenir la proie, et compte tenu de la pression médiatique de tous les instants, personne n'échappe à ce risque.

Pas de quoi s'énerver, vraiment ?

9 oct. 2014

Enfin des réponses !

Un étudiant du professeur Jared Diamond lui a demandé "A quoi pouvait penser le Pascuan qui a abattu le dernier grand arbre de son île ?"

JDEffondrement.jpg

Voici quelques réflexions contemporaines sur cet événement qui s’est produit quelque part entre les années 1500 et 1700 de notre ère, bien avant la redécouverte tardive de l’Ile de Pâques par des européens, une île isolée, dont l’état et les habitants portaient témoignage d’une décadence après un passé florissant.

"Et voilà, toujours pareil, c'était évidemment un mec, LE Pascuan...."

"Ben voyons, si c'était une nana, cela nous fait quoi maintenant ?"

"Non, c'était bien un mec, parce qu’il était tellement con qu'il s'en est certainement un peu vanté partout – comment j'ai abattu le dernier arbre !"

"Faux, c'était un pauvre type qui ne savait rien faire d'autre, il fallait bien qu'on l'occupe"

"Oui, et le salaud de politicard qui lui a donné l'ordre savait qu'il ne serait jamais poursuivi, puisque le corps du délit disparaissait à jamais - le crime parfait, crime contre l'humanité en plus, ou presque…"

« Bah, soyons un peu réalistes, de toute façon si c’était vraiment le dernier arbre, mâle ou femelle, cela ne changeait rien de l’abattre»

....

"Arrêtons de tomber dans le piège de la personnalisation ! La tragédie du Pascuan et du dernier arbre, c’est bon pour un titre de journal. En réalité, il y eut certainement un groupe de bûcherons, ou même plusieurs groupes et il restait plusieurs bosquets de grands arbres."

"Alors là, c'est clair, ils ont coupé les arbres pour que les autres, ceux du clan d'en face, ne les aient pas !"

"Mais non, les gens ne sont pas si mauvais, les grands arbres servaient au transport des statues sacrées – ou alors, euh, justement, c’est pour cela…"

"Compétition suicidaire, attente du miracle, quels crétins..."

"Alors là, non ! Personne n'a le droit de juger les valeurs et les croyances de ces gens, ils avaient le droit de vivre leur vie !"

"Et en plus, c'était très moderne, ce saut dans la dématérialisation en abattant le dernier arbre ; ils anticipaient l'économie numérique !"

"Oui, c'est comme nous maintenant, c'était pour relancer la Croissance…"

14 juin 2014

Au crétacé, une colonie geek en transition écologique

Certaines séries télévisées, en plus de nous distraire, nous offrent une matière à réflexion sur les grandes questions de notre époque.

Dans le domaine de la science fiction, certaines séries mettent en scène des solutions futuristes à ces grandes questions. Leurs scénarios doivent alors affronter les obstacles socioculturels à surmonter pour la réalisation de ces solutions, afin que la représentation d'un futur imaginaire soit crédible tout en préservant l'empathie du spectateur avec les personnages. L'exercice de création sociale s'avère alors souvent plus fouillé, pratique et concret, que bien des vaticinations savantes. Il paraît, en tous cas, plus accessible à un maximum de gens.

Terra Nova, pourquoi pas ?

Terra Nova est disponible en 4 DVD après sa diffusion sur des chaînes télévisées en 2011 - 2012. C'est doublement une série de science-fiction à thème écologique :
- nous sommes en 2149, la planète Terre est très abîmée au point que son atmosphère est irrespirable; les populations survivent avec des masques filtrants ou sous des dômes en atmosphère conditionnée, il est interdit d'avoir plus de 2 enfants par couple,...
- Terra Nova est une planète habitable dans une dimension parallèle, avec une nature et une faune équivalentes à celles du crétacé terrien, où s'est établie une colonie de 1000 personnes environ, sélectionnées pour leurs compétences, envoyées de la Terre par un tunnel spatio-temporel.

Le sujet de la série, c'est l'affrontement de deux projets. Le premier projet est celui de l'installation définitive à Terra Nova pour y construire une civilisation nouvelle. Le projet antagoniste est celui du pillage de la nouvelle planète pour en rapporter les richesses sur Terre afin d'y jouir d'un grand train de vie sous un dôme paradisiaque.

En réalité (si on peut dire), dans les premiers épisodes de la série, comme le tunnel spatio-temporel est à sens unique et qu'il ne fonctionne que par campagnes de courte durée, le projet de vie à Terra Nova est le seul possible puisqu'il n'existe aucune possibilité de retour et que la liaison nourricière de la Terre est trop intermittente pour assurer la livraison en abondance des matières, engins, instruments, combustibles, aliments, médicaments, etc. qui seraient nécessaire à une exploitation industrielle. Par la suite, l'ouverture du tunnel en double sens par les agents des entreprises soutenant le projet de pillage rend possible l'exploitation de Terra Nova au profit de la Terre et le conflit des projets devient meurtrier.

TNova.jpg

La série nous fait suivre les aventures de personnages attachants venus s'installer à Terra Nova, enfants et adultes, et nous raconte leurs démêlées entre eux, avec des dinosaures pacifiques et d'autres carrément méchants, dans un environnement naturel non maîtrisable. Plusieurs ados particulièrement caricaturaux dans leur comportement buté prennent un rôle important dans ces aventures. La colonie humaine vit à l'intérieur d'une grande enceinte circulaire en bois, équipée d'armes répulsives genre taser pour se protéger des animaux dangereux, dans des bungalows aménagés avec le confort moderne. L'infirmerie - hôpital dispose de technologies avancées et, de toute façon, le sourire du médecin en chef suffit presque à tout guérir. Un labo de recherche dirigé par un type brillant (par ailleurs souvent plus sympathique que le héros principal) se tient à la pointe des biotechnologies de 2149. Il existe, au bar de la colonie, un appareil capable de reproduire n'importe quelle puce électronique à toutes fins utiles (l'endroit est un peu louche, juste ce qu'il faut). La zone de culture agricole est évidemment intégrée à l'enceinte. Il existe un réseau informatique et des terminaux évolués pour l'enseignement à distance, mais aussi une vraie école traditionnelle pour les petits; un méga ordinateur permet de visualiser toutes les connaissances humaines en 3D dans une salle spéciale. De nombreux engins motorisés à énergie électrique permettent de se déplacer rapidement, transporter des charges, faire la chasse aux monstres prédateurs - peut-être ont-il servi au défrichage des terrains et au terrassement à la fondation de la colonie (on doit supposer que le béton fut acheminé de la Terre ?). Evidemment, de partout on peut utiliser un téléphone portable (de technologie "militaire" semble-t-il, avec détecteur incorporé à infra rouge) et un équivalent local du GPS (à partir de stations fixes réparties en hauteur, et d'une cartographie préalable). Bref, le dépaysement est supportable...

Il paraît que le coût du tournage de la série Terra Nova a entraîné l'arrêt prématuré de cette série, juste après un 11ème épisode mouvementé où un héros de Terra Nova infiltré sur Terre réussit à faire dévorer les dirigeants des entreprises prédatrices par un méchant dinosaure exporté en douce, puis à déclencher la destruction des lourdes installations terrestres du tunnel spatio-temporel, isolant de ce fait Terra Nova de la Terre pour longtemps - il parvient à rentrer à Terra Nova, en courant très vite devant le dino qui le poursuit bêtement (?), juste avant que le tunnel s'éteigne.

L'arrêt de la série pourrait aussi avoir été imposé par l'évolution du scénario de Terra Nova : il exposait les téléspectateurs à un danger grave, celui de les faire réfléchir.

Terra Nova, pour se recréer ou pour se goinfrer ?

Car les grandes questions de notre futur planétaire sont dramatiquement bien posées par cette série. Bien sur, notre planète n'est pas encore totalement épuisée, nous avons du temps devant nous (moins d'un demi-siècle...). Bien sur, nos brillants scientifiques n'ont pas encore inventé le moyen de transporter des humains avec leurs trousses de survie et leurs brosses à dents instantanément sur des planètes habitables - et sans doute n'y songent-ils même pas, et, à part quelques rêveurs médiatiques, ils s'affairent sans doute à perfectionner des "solutions" radicales susceptibles d'épargner à l'humanité la guerre généralisée. Cependant, on pourrait remarquer qu'il existe sur Terre encore quelques grandes zones isolées quasiment vierges et sans valeur, c'est à dire dépourvues de ressources massivement exploitables par toute industrie, mais qui seraient cependant habitables par une population motivée...

Si la série Terra Nova peut être considérée comme un ratage parce qu'elle ne s'est pas étalée sur 5 saisons, c'est justement de ce fait une réussite ! Notamment parce qu'elle n'a pas eu le loisir de développer des intrigues secondaires au-delà du volume et du détail requis pour camper les personnages, ni d'inventer un complot poético fantastique pour tout expliquer à la fin.

Evidemment, la série n'échappe pas aux poncifs du genre dans la typologie des personnages, non plus qu'à certaines pesanteurs culturelles, et le recours aux avancées technologiques imaginaires de 2149 explique assez mal quelques invraisemblances. On peut remarquer l'homogénéité de la population coloniale, au point, par exemple, que le seul personnage de couleur est la cheftaine du groupe des "Classe C", des agents envoyés en éclaireurs pour évaluer les richesses de la nouvelle planète au profit des entreprises terrestres prédatrices, et qui se sont séparés violemment de la colonie principale en volant du matériel et des armes. Mais ni Don Camillo ni Peppone n'ont été sélectionnés pour le crétacé à Terra Nova, ouf ! Bien entendu, la seule langue parlée est la langue universelle que tout le monde comprend spontanément - c'est une convention du genre... Pas d'animaux domestiques importés sur Terra Nova - ce qui est réaliste compte tenu des risques de rupture catastrophique des équilibres naturels - mais pas d'oeufs ni de lait en production locale, donc il faut adapter la cuisine. Du côté positif, dans la nature du crétacé de Terra Nova, il n'existe pas de nuées d'insectes nuisibles, pas non plus de petits mammifères familiers de l'homme (et propagateurs historiques d'épidémies). La faune est plus massive que sur Terre, il est donc relativement facile d"éviter les périls qui s'annoncent en général bruyamment, au point que les excursions à l'extérieur de l'enceinte sont possibles sans risque à condition d'y être entraîné.

La création sociale originale à Terra Nova, si on prend un peu de recul, n'est pas à rechercher dans son économie (partiellement monétaire), ni dans son organisation par métier (avec une rotation des corvées d'intérêt commun, y compris une période militaire), ni dans sa justice (corvée pour les délits mineurs, exclusion pour les délits majeurs avec possibilité de rédemption), mais dans l'imposition progressive d'une double autonomie, énergétique et matérielle. Pour ce qui concerne l'autonomie énergétique, on peut imaginer qu'il existe quelque part dans l'enceinte une mini centrale importée de la Terre, mais par quelles sources durables d'énergie est-elle alimentée, car on n'aperçoit aucune éolienne, aucune cheminée ?.... Pour une fois, c'est la question de l'autonomie matérielle qui s'avère plus pressante. En effet, les engins et instruments importés de la Terre finissent par tomber en panne ou par se détériorer par accident, alors que la production de leurs composants dépend de centaines d'usines terrestres exploitant des ressources naturelles extraites de divers endroits favorables de la Terre, et mettant en oeuvre de multiples technologies consommant beaucoup d'énergie et produisant beaucoup de déchets - certes, on peut imaginer que Terra Nova dispose d'un parc d'imprimantes 3D perfectionnées et capables de s'auto reproduire, mais on ne peut échapper à la nécessité de les alimenter avec les matières adéquates, impossibles à synthétiser toutes sur place : voir par exemple l'épisode où un invalide se résigne à la perte d'une roue pneumatique de son fauteuil roulant... Bref, le "tout confort comme sur Terre avec le bon air en plus" est intenable si on coupe la liaison nourricière avec la Terre ou si cette liaison n'a pas un débit suffisant. Plusieurs fois dans la série, les avertissements sur la non durabilité du confort colonial sont explicites. Mais alors, que serait un mode de vie durable à Terra Nova, une fois que la liaison avec la Terre est coupée ? Et par quelles étapes de transition pourrait-on converger vers ce mode de vie, avec l'acceptation de tous ? Ces questions d'autonomie matérielle ne sont pas gratuites, ce sont nos questions pour demain sur Terre, car la satisfaction de nos "besoins" et le mode de vie confortable d'une grande population supposent le fonctionnement d'une infrastructure industrielle complexe et répartie sur la planète que l'on ne pourra pas entretenir longtemps, quelque dizaines d'années encore peut-être, en dévorant toutes les ressources énergétiques disponibles et en produisant une masse industrielle de déchets irrécupérables et d'émissions nocives... Notre Web est devenu lui aussi une infrastructure lourde, non maintenable dans la durée tant que ce réseau sert principalement aux diffusions à partir de "services" centralisés, sauf si ces "services" sont opérés par une puissance dominante pour une fonction planétaire majeure.

Au plan des pesanteurs sociales symboliques, le scénario de Terra Nova nous propose une variante du mythe fondateur de plusieurs cités antiques (exemple Rome : meurtre de Remus par Romulus) : ici, c'est le chef de la colonie, le commandant Taylor, qui élimine l'ex supérieur hiérarchique envoyé pour le relever de ses fonctions au nom des investisseurs pillards (épisode "l'arbre des secrets"). On comprend alors mieux le personnage patriarcal du commandant Taylor entouré de son équipe d'anciens militaires, protecteurs de la colonie et garants du projet Terra Nova - mais pourquoi ne pas suggérer que justement là, dans ces circonstances, peut naître une démocratie authentique de citoyens égaux et libres, en suivant à peu près la même logique historique que l'Athènes antique, pour refonder une humanité en harmonie avec la nature et cesser de se penser comme une colonie de la Terre ? On n'en serait pas à une audace près dans le scénario de Terra Nova. D'ailleurs, le scénario était-il pensé complètement au lancement de la série ? Au fil des épisodes, Terra Nova se révèle peu à peu comme une colonie de rebelles en révolte contre les puissances qui l'ont financée et nourrie, en lutte contre le groupe des "Classes C" qui sont aux ordres des investisseurs, en contraste total avec les premiers épisodes qui nous présentaient cette colonie Terra Nova comme une sorte de club de vacances perpétuelles et les "Classes C" comme des dissidents paumés. L'un des intérêts de la série est le dévoilement progressif de cette inversion et de son caractère inéluctable, qui détermine le conflit majeur des personnes, entre père et fils, entre idéaliste meneur et savant criminel.

Il est probable que les prolongements de la série auraient développé les aspects spectaculaires, fantastiques et sentimentaux, plutôt que les conflits porteurs de grandes questions contemporaines. Rien à regretter : le message de Terra Nova nous revient sans brouillage !

Voy_1933.jpg Note sur les séries populaires de science fiction, ressemblances, filiation

Il existe une communauté partielle de thèmes entre Terra Nova et Stargate SG-1. Dans les deux séries, un tunnel permet de se transporter instantanément "ailleurs", et un conflit éclate entre une équipe officielle d'exploration et une équipe parallèle de pillards soutenus par des puissances politiques et financières. Cependant, dans Stargate SG-1, ce dernier conflit n'occupe que quelques épisodes médians jusqu'à la déconfiture des pirates, alors que ce conflit est au coeur de la série Terra Nova, à front renversé puisque dans Terra Nova, les insoumis sont les héros alors que les agents officiels sont les pirates. Dans Stargate SG-1, il s'agit d'un programme d'exploration systématique des planètes habitables, conduite par des militaires à la recherche d'alliances contre des ennemis surpuissants qui menacent les humains de la Terre. Dans Terra Nova, il s'agit d'une déportation volontaire sur une planète vierge. Finalement, il n'y a que le tunnel en commun et pas pour le même usage ni la même finalité. Les ressemblances entre les séries, ce sont les gens !

La filiation des séries populaires de science fiction passe probablement par les romans de Jules Verne (anticipation technologique, mais pour une ambition limitée à la Terre, qui était encore à découvrir dans la variété de ses paysages et de ses cultures à la fin du 19ème siècle) et par d'autres écrits populaires moins connus du 20ème siècle, et remonte de là probablement directement à l'Iliade et l'Odyssée que tout citoyen de l'Athènes antique apprenait par coeur - c'est difficile à vérifier ! En tous cas, ce n'est pas la même filiation que le fantastique onirique (le Pays Imaginaire de Peter Pan par exemple) : l'imaginaire des séries populaires de science-fiction est un imaginaire "sérieux", "plausible", qui nous renvoie à nous-mêmes et à nos responsabilités.

14 mai 2014

Démomachie

""Démocratie Internet" : association d'un régime politique historique et d'un réseau numérique à vocation universelle de la fin du 20ème siècle, par une juxtaposition des unités lexicales suggérant un développement conjoint spontané, en usage courant pour manifester ou entretenir la croyance dans le progrès humain par celui de la technique, dans les populations ignorantes.

Ob06.jpg

Le taureau dans l'arène, il est rare qu'il n'hésite pas un instant face à l'être de lumière qui l'attire : peut-être pressent-il la dissociation à venir.
La foule agitée célébre la victoire de l'homme sur la force brute, sur l'obscurité, sur l'inconcevable, sur le mal.
Mais est-il interdit d'entendre les notes du désespoir dans le chaos bestial ?
Car le pauvre être excité par les piques et la sueur, soûlé par la poussière et le vacarme, l'animal nu qui se rebelle contre les dieux, c'est lui le héros de la tragédie.

Des activistes publient sur Internet un appel à manifester, mettent une vidéo en ligne, dénoncent une provocation... Des militants organisent sur Internet un recueil de signatures pour une pétition....Des internautes répètent les messages des activistes, signent les pétitions militantes, vont participer aux manifestations.

Aucun rapport avec la vraie démocratie en tant que pouvoir du peuple, de tout le peuple, à décider de son avenir. A moins de considérer que la politique se crée par les sentiments, se vit dans l'instant - et qu'un niveau d'excitation engage des décisions imposables à tous; ce serait une pathocratie, un gouvernement par les émotions.

OdSg.jpg

Au-delà des actuelles manifestations spectaculaires ponctuelles de la "démocratie Internet", rappelons-nous que tout ce que nous exprimons sur Internet est analysé par des logiciels statistiques, capables d'en extraire les thèmes et d'en analyser les facteurs explicatifs. Souvenons-nous de l'existence d'intérêts puissants, pas seulement marchands, auxquels sont livrés les résultats de ces logiciels, afin d'ajuster leurs campagnes, leurs discours d'influence, leurs pressions finement ciblées, diffusées au travers de tous les medias. Même si cela n'existait pas, comment ne pas sentir le poids d'une "majorité" qui s'exprime sur les réseaux sociaux, les forums, les blogs, les sites personnels ?

Aucun rapport avec la vraie démocratie, celle du pouvoir délibérant, des débats construits en vue de la légitimité des décisions, et spécialement les décisions difficiles à longue portée.

On pourrait bien un jour nous développer une "démocratie Internet" institutionnalisée à l'échelle de nations ou de régions, par des sondages officiels d'opinions, des votes référendaires, etc. Si, un jour, ces modes de consultations populaires s'appuyaient sur des diffusions préalables de débats entre experts, alimentés de questions des internautes auxquelles répondraient les débatteurs (pas forcément en direct comme dans certaines émissions de débats télévisés où "des" spectateurs posent des questions bien inspirées), ce serait un pas vers une participation citoyenne. Mais, on serait encore soumis à un large éventail de manipulations, et en particulier, aux simplifications requises pour recueillir un avis majoritaire : pourrait-on espérer voter un programme de transition énergétique ou même seulement ses orientations, autrement qu'en fonction d'une ligne prédéfinie (ou contre cette ligne, ce qui revient au même) ?

Alors, la "démocratie Internet" ne pourrait être au mieux qu'un habillage participatif des régimes représentatifs élitistes contemporains ? A notre époque, avec le Web et surtout avec le niveau général d'instruction qui nous rend tous responsables de notre poids sur l'histoire, la question serait plutôt d'inventer la démocratie de notre temps, pour affronter collectivement les menaces sur l'humanité, celles qui exigent un effort collectif de renonciation individuelle à certains comportements innés et à la compétition en miroir - ceux que justement une fausse "démocratie Internet" favorisera.

Avertissement aux êtres de lumière, petits maîtres du chaos et faux sorciers : prenez garde, car le cerveau ruminant collectif est lent à comprendre le jeu qu'on lui fait jouer, mais ensuite il va au bout de sa conviction quoi qu'il lui en coûte, et alors ce jour-là dans le jeu actuel, nous y perdrons tous - il y a d'autres choix pour l'humanité.

3 mar. 2014

Tant d’idiomes à tuer

Des idiomes d'humanité ont muté en idiomes tueurs d'humanité, et de nouveau le sort de l’humanité pourrait dépendre de notre capacité à refuser ces mutations.

En effet, pas plus aujourd’hui qu’hier, il n’existe une limite à la monstruosité des souffrances volontairement infligées par des êtres manipulés à d’autres êtres manipulés, souvent par les mêmes mots. On a voulu croire un temps, juste après la première guerre mondiale de 14-18, qu’un renouveau de la pensée, la proclamation de principes humanistes, la création d’institutions à vocation universelle, permettraient d’exclure les montées aux extrêmes et de fonder un socle des humanités. Ces initiatives ont, au contraire, favorisé la généralisation des conflagrations mondiales suivantes et laissé le champ libre à l’intensification et à la multiplication des horreurs, globalement planifiées, localement exécutées. Le seul facteur de paix raisonnée demeure l’équilibre de la terreur, toujours fragile, en multiples variantes techniques, politiques, économiques.

Certains dirigeants de ce monde se sont-ils aperçu que l’humanité ne pourrait jamais, par nature, maîtriser l’irrationnel, et qu’il fallait donc, pour prolonger les périodes de paix, faire évoluer l’équilibre constitutif de l’être humain par une canalisation de ses composants mentaux irrationnels ? Si tel est le cas, il serait préférable de le proclamer, en tant que projet de pacification universelle ; cela donnerait un sens aux bricolages d’arrière plan qui semblent avoir pour but de déplacer la répartition des activités de l’être humain afin de l’asservir à une forme d’auto hypnose collective. Internet, serait-il ce projet-là ?

En tous cas, il serait dangereux d’oublier que l’être humain naît d’une société, mais peut aussi la créer, et que c’est cela même, ce pouvoir de création sociale, qui caractérise l’humain par rapport à la machine ou à l’animal, et donc qu’à vouloir assimiler l’être humain à une super machine dispensée de création sociale dans un monde de machines ou pire, en lui faisant croire que ses créations sociales présentes sont rationnelles pour l’éternité (en s’appuyant par exemple sur de pseudo théories « économiques » ou de prétendues contraintes techniques) ou en lui faisant croire que ses conceptions sociales lui sont inspirées par une révélation imprescriptible, on dénature l’être humain en l’enfermant dans des divagations étroites à l’intérieur de modèles sociaux périmés. Histoire connue, et les sorties des époques de clôture furent toujours violentes....

Pour illustrer ces propos introductifs sur la déshumanisation en cours dans notre monde contemporain à partir des bonnes intentions du passé par agglutinations idiomatiques débilitantes, voici deux exemples de mutations criminelles en relation avec le thème premier de notre blog - la transmission des compétences personnelles sur le Web - mais il existe bien d'autres exemples de détournements.

Compétence

La définition originelle d’une compétence, celle des compagnons artisans, est la suivante : c’est une capacité personnelle pratique à mettre en œuvre un savoir faire dans des circonstances variées. Une compétence - même une « petite » compétence comme celle qui fait réussir la confection d’un gâteau -, va donc bien au-delà de la répétition d’un savoir faire appris, c'est la capacité d’adaptation de ce savoir faire aux situations diverses et aux hasards de la vie. Dans l’exemple du gâteau : comment le réussir alors qu’on manque de farine, ou de sucre, ou que le four ne peut pas monter à la température requise, ou qu'une allergie d'un des convives oblige à proscrire certains composants… Précisons que les compétences dans les disciplines intellectuelles se manifestent elles aussi par leur mise en pratique dans la réalité de la vie ; sinon, un automate intelligent sera nettement plus « compétent » !

La grande aventure humaine de la transmission des compétences à l’ère numérique reste à inventer. L’ouvrage de référence que vous pouvez télécharger ici n'invente rien par rapport aux traditions des compagnons artisans et doit beaucoup à certains ouvrages de sciences sociales ; son originalité réside dans la projection à l'ère numérique, en vue d'une révolution numérique digne de ce nom.

Car « compétence » est devenu un mot dénaturé, une idée massacrée.

Prenons deux expressions en exemple de cette dérive criminelle : « Livret de compétences » et « délégation de compétence ». Il s’agit là d’assimilations par voisinage : dans le premier cas on confond compétence et connaissance dans un contexte éducatif, dans le deuxième cas on lui attribue un contour d'objet juridique attribué à une institution. Les ficelles sont grossières ; dans les deux cas, on isole le terme « compétence » du contexte originel impliquant une relation humaine spécifique, afin d'en faire un concept directement informatisable ou un élément d'articulation dans une organisation.

Dans la première expression, celle du « livret des compétences » acquises par un élève au cours ou à la fin d’une scolarité, on induit la conception totalitaire d’un système en dehors duquel un « élève » ne saurait apprendre quoi que ce soit de valable. Il coule de source qu'un tel système, fondé sur un axiome d'exclusivité, est inapte à transmettre les bases de la culture nécessaire aux citoyens d’une démocratie authentique, une démocratie qui soit autre chose qu'une pantalonnade. Le paradoxe est que les maîtres à penser du monde de l'éducation, si chèrement formés et si cultivés, ne perçoivent pas la prison mentale dans laquelle ils sont isolés et dans laquelle ils enferment les futurs citoyens. Ce n’est pas l’acquisition d’une pseudo « compétence Internet » qui les en fera sortir, ce serait plutôt d’apprendre aux élèves à se servir d’Internet avec intelligence afin que ces élèves puissent développer leur esprit critique. Il sera pour cela nécessaire de revenir à la distinction entre connaissances et compétences, en même temps que de réintroduire la mission d’éducation (qui ne se mesure pas) à côté de l’enseignement (de connaissances).

Dans la deuxième expression, celle de la « délégation de compétences » par un organisme institutionnel vers un autre organisme institutionnel, il s’agit trop souvent de distribuer des insignes et d'imprimer des cartes de visite pour masquer un vide, le vide des finalités communes et des responsabilités assumées. Superbe cérémonial à effets de manches que la « délégation de compétences » à une institution existante ou créée adhoc ! Exemplaire mise en application du « principe de subsidiarité », alors que tout est préparé en perspective des futures batailles juridico – administratives sans fin qui auront lieu inévitablement dès lors qu’une décision « déléguée » débordera forcément du champ assigné si elle a quelque importance. Car, en multipliant astucieusement les « délégations de compétences », on se crée une pseudo structure d’institutions figées, forcément demain complètement inadaptées au « monde qui change », et on peut alors professer l’irresponsabilité devant la « complexité » du monde actuel, en fait une complexité artificielle de confort pour le déroulement de carrières convenablement animées par des effets de bord insignifiants entre les diverses branches d'institutions, d'autant plus vite traduits en imposantes piles de dossiers.

Malgré tout, voici une preuve que les mots ont un sens et une puissance qui permettrait de s’affranchir des paresses mentales de la médiocrité agglutinante... Remplaçons « délégation de compétences » par « attribution de responsabilités », ajoutons « devant qui », et « en regard de quelles finalités ou en rapport à quels objectifs définis », et nous éliminerons la plupart de nos institutions pesantes irresponsables inutiles, et nous éviterons pas mal de conflits pusillanimes « de compétences » et autant de discours fédérateurs creux…. Evidemment, pour effectuer un tel nettoyage, il faut d'abord s’accorder sur les finalités prioritaires et les objectifs qui les traduisent pour les quelques années à venir, et ensuite créer les institutions provisoires nécessaires ou trouver, parmi les institutions existantes, celles à qui confier la réalisation des objectifs, et non l'inverse !

Bovines.jpg Expérience personnelle

Votre expérience personnelle nous intéresse, nous dit le marketing d'une nouvelle plate forme du Web 2 plus, écrivez-nous votre récit de vie, et dialoguez avec vos semblables qui ont le souci des autres, car c'est la base de la démocratie, n'est-il pas ?

Ce type de projet risque fort de nous engager vers une déshumanisation monstrueuse.

Voici pourquoi en quelques mots.

1/ Ma vie n'est pas un roman et pour autant que je sache, celle des autres non plus. Les gens qui aiment se raconter, les gens qui brodent sur et autour de leurs plus belles expériences, je m'en méfie. Pourquoi font-ils cela, en effet ? Pour m'impressionner en me prouvant leur supériorité, me vendre leur doctrine sur le bonheur ou me faire acheter leur truc pour faire fortune, gagner un concours du meilleur récit réécrit par un professionnel de l’émotion littéraire, faire du buzz pour la gloriole ou pour servir d'illustration dans le cadre d'une opération de propagande... ?

2/ La valeur sociale de mon expérience ne peut exister que pour les autres. C'est à dire que j'ai besoin des autres pour me la révéler à moi-même. Cela ne pourra se faire que par un dialogue, un vrai dialogue en vue d’un échange d’expérience et pas dans un autre but, donc pas n'importe comment mais selon une étiquette précise. Certainement pas au travers des réseaux sociaux habituels, ni dans le cadre d’une compétition, ni même d’une « saine émulation »...

3/ En préalable aux dialogues sur le Web dans le but d’échanger des expériences, les présentations personnelles doivent évidemment se réduire à un parcours de vie normalisé, sans référence au statut social des contributeurs potentiels, afin que chacun puisse imaginer ce qui peut l'intéresser chez l'autre, prendre contact et engager éventuellement un échange centré sur les quelques points d'accrochage réciproque. Sinon, ce sera l’étiquette de la société réelle, avec ses pesanteurs, qui s’imposera, et alors… la suite est connue, c’est la société réelle, on n’aura donc rien inventé.

4/ Dans un univers d'échange d'expériences personnelles sur le Web, tout engrenage de type émulation-compétition-classement, même s'il n'y a pas d'argent à la clé, est à proscrire totalement. D'ailleurs, comment évaluer la valeur d'un échange d'expériences personnelles, sur quels critères, au moment de l'échange ou juste après ou dans 10 ans... ?

5/ Dans un contexte adapté de partage des compétences, la référence à la démocratie est naturelle, mais il y a des conditions pour cela. D'abord, on ne peut prétendre construire une démocratie qu'entre égaux qui se respectent dans leurs différences. Ensuite, une démocratie n'existe pas spontanément en miroir des individus, mais dans l'acceptation commune de projets communs concrets et de règles communes qui en permettront la réalisation. Enfin, une démocratie ne peut fonctionner comme un concours de beaux discours, mais dans la réalisation ordonnée et continue de finalités communes dans le cadre d'une entité sociale. Notamment, pour que se réalisent des partages d'expériences personnelles à potentiel cumulatif, les modalités d'interaction sur le Web doivent être conçues spécifiquement, sinon d'autres finalités pollueront les relations, comme dans les publicités qui nous montrent en exemple le bonheur, l’amour, la joie de vivre, en nous incitant à nous comporter comme des imbéciles insouciants, vautrés dans la frénésie de la consommation.

6/ Tout projet d’échange d’expériences sur le Web qui confond « expérience personnelle » et « récit des meilleurs moments de votre vie », tout projet qui incite les participants à l'affirmation de leur identité sociale dans la vraie vie ou qui les incite à une forme de compétition à l'intérieur de catégories ou de thématiques, tout projet qui n'impose aucune étiquette de dialogue permettant de se respecter entre soi... ne fera que compléter la gigantesque machinerie manipulatoire déjà à l'oeuvre au travers de certains grands services "gratuits" d'Internet.

Dit autrement, l'expérience personnelle ne doit pas être traitée comme une marchandise sur le Web ni comme un instrument de propagande, pas plus que la personne ne peut se confondre avec son identité sur telle ou telle plate forme du Web. Autrement, on s’abrutit dans la fascination pour les machines, et on se réduit de fait à son animalité.

- page 2 de 5 -