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11 mai 2013

La tueuse troll, son génie hacker et leur quête d'identité

Ce billet puise son inspiration dans la série télé "Nikita", mais tout amateur de roman d'espionnage pourra s'y retrouver.

"Nikita" est une série télévisée dont les premiers épisodes ont été diffusés en 2010 sur le continent américain. C'est un remake de la série télévisée "La femme Nikita", elle-même inspirée du film "Nom de code : Nina", lui-même remake du film original "Nikita"...
Ce qui nous intéresse, c'est que "Nikita" est imprégnée de la philosophie de notre époque et en particulier de ses mythes concernant Internet et les hackers.

Niki1.jpg Résumons de quoi il s'agit. Nikita est le nom de guerre d'une fille perdue, condamnée à mort, officiellement exécutée et enterrée, discrètement récupérée par une organisation secrète, la Division, en vue de participer à des missions d'agent liquidateur. Nikita suit un entraînement à la dure dans une caserne souterraine pendant plusieurs mois, exécute des missions, gagne la confiance des dirigeants de la Division, accède au statut d'agent, sous identité bidon et vrai logement de surface. A la suite de diverses péripéties, dont l'élimination de son petit ami par la Division, Nikita prend le large et, bénéficiant d'une fortune détournée sur le butin d'une mission, elle entreprend sa vengeance et la destruction de la Division. Nikita gagne à sa cause d'autres agents ou employés de la Division. Elle parvient à faire échouer plusieurs missions, notamment grâce aux informations transmises par Alex, une fille qu'elle a sauvée de la drogue et de la prostitution et qui s'est infiltrée comme recrue dans la Division.

La série est visuellement superbe, le scénario de la première saison est explosif. Au cours de la deuxième saison, le personnage principal n'évolue presque plus, l'intérêt se déplace vers d'autres personnages récurrents, au cours de diverses aventures où l'on retrouve beaucoup de thèmes connus des séries d'espionnage et même de soap operas. Vers la fin de la saison 2, on ressent parfois la dérive congénitale des séries conçues par une équipe de scénaristes ou inspirées de romans rédigés en successions de "points de vue" (Game of Thrones) : les épisodes se chargent en émotions et en détails sensationnels alors que les conventions spécifiques au milieu décrit ne sont plus présentées comme des ressorts du drame mais comme des évidences métro-boulot-dodo imposées aux personnages et qui leur servent de prétextes à répétition. Le fil rouge de narration entre les épisodes devient inutile puisqu'on reste à l'intérieur d'un cadre figé (même si ce cadre demeure extraordinaire en regard de notre monde banal). Et, à l'intérieur de chaque épisode, l'intention vraie ou fausse des actes et des pensées n'est plus annoncée ni commentée par aucun artifice de repèrage à destination du spectateur. On assiste donc à une suite de reportages événementiels imaginaires où s'entremêlent la misère des destins individuels et l'opulence des folies humaines - ce qui peut être distrayant si on n'a rien de mieux à faire, comme par exemple sortir jouer à la balle avec le chien. Malgré cela, la qualité de la série "Nikita" est telle qu'elle mérite plusieurs visionnages.

Vers la fin de la saison 2 de Nikita, le tragique amoral de la saison 1 fait place aux idéaux de substitution les plus courus de notre époque : la violence et la manipulation comme ingrédients banals de l'action, le danger comme facteur d'excitation sexuelle, la domination de ses semblables comme objectif de réalisation personnelle, etc. Certes, on peut aussi trouver dans la saison 2 des manifestations de solidarité et de courage, mais elles semblent décalées au point que leurs protagonistes ne survivent que par une série de miracles, alors que, par contraste, le dernier épisode met en scène un Président marionnette, bien propre dans son costume impeccable, et pas vraiment dérangé par le rôle médiocre que les circonstances lui imposent.

Attention, les enfants... Le monde de Nikita est un monde de pantins et d'apparences, dirigé en sous main par des psychopathes persuadés de leur supériorité. Ces manipulateurs fous sont contrariés dans leurs combines par les activités des exclus regroupés autour de Nikita; leur orgueuil en prend un sacré coup et ils sont contraints d'arranger l'histoire pour surmonter l'affront. Lorsque nos héros en révolte se demandent comment un jour ils pourraient eux-mêmes "se ranger", on comprend pourquoi ils ne trouvent pas de réponse, ce n'est pas seulement pour que la série continue.

Niki2.jpg Heureusement, dans le monde de Nikita, le merveilleux occupe une grande place : c'est la magie d'Internet et le mystère du grand pouvoir du hacker !

Le hacker génial frappe à toute vitesse sur plusieurs claviers d'ordinateurs en parallèle. Il s'introduit à volonté dans n'importe quel réseau informatique de la planète, éventuellement via un canal satellite usurpé, en quelques minutes. Il fait apparaître sur son écran n'importe quel local, ville, réseau urbain.. du moment qu'il existe une caméra, une puce ou même un simple conducteur électrique dans le voisinage...Mieux encore, le hacker dirige les mouvements des équipes amies à l'intérieur d'un bâtiment ou sur le plan d'une ville, leur indique les positions des équipes adverses à leur poursuite, les oriente vers leur objectif ou vers la prochaine trappe d'évacuation... Bref, le hacker remplace avantageusement le sorcier qui voit tout dans sa boule de cristal. Et bien évidemment, nous avons un hacker blanc et un hacker noir.

Information pratique à destination des agences spécialisées : les téléphones mobiles s'avèrent presque aussi opérationnels que les puces de traçage incorporées dans la chair des opérateurs de terrain; de plus, ils sont plus faciles à mettre à niveau des dernières technologies.

De fait, Nikita est une tueuse troll. Pas du genre qui lance son attaque terminale comme un réflexe, sauf évidemment lorsqu'elle s'introduit directement dans le site central de la Division. Après une préparation minutieuse, elle apparaît auprès de sa cible sous une apparence fascinante, se donne le loisir d'examiner si elle peut la convertir au régime végétarien, sinon tant pis.

Dans la série Nikita, l'équivalent de l'Arme Suprême, ce sont des "boîtes noires", des mémoires portables d'accès protégé, dont le contenu crypté est censé révèler les commanditaires, les transations financières, la logistique préparatoire et même les vidéos du détail des opérations exécutées par la Division dans ses plus basses oeuvres. Le possesseur d'une boîte noire, à condition de parvenir à la décoder, dispose des informations pour compromettre ou faire chanter les puissants commanditaires des opérations secrètes exécutées au nom du plus grand Bien.

On peut faire semblant de croire au pouvoir des boîtes noires, mais nous savons pourtant que la puissance des "vérités qui tuent" est celle d'un pétard mouillé, que ces vérités soient dissimulées dans des boîtes noires ou disséminées dans le cloud ! Souvenons-nous des révélations de Wikileaks, sensationnelles sur le moment, mais dont les implications se sont réduites après quelques jours jusqu'au dérisoire. Non, dans un univers hypermédiatisé, les "vérités-événements" ne peuvent pas faire l'histoire. Tout ce que l'on peut espérer, si ces représentations événementielles bénéficient d'une mise en scène appropriée, c'est leur conservation en illustrations d'un article de portée générale sur notre époque et la manière d'y soulever les questions qui fâchent. Mais sur le fond, l'impact des révélations sera faible sur le moment, peut-être contraire à l'intention du dévoilement. Observons avec quel calme les actuels responsables de la fin de l'humanité, bien que toutes les prévisions à 30 ans annoncent cette fin et que beaucoup d'événements témoignent de la justesse de ces prévisions, persistent dans leurs orientations intéressées et leurs prétentions grotesques... Ce ne sont pas quelques hackers géniaux qui pourront nous sauver, non plus qu'une équipe de nettoyeurs Nikita, non plus d'ailleurs que des penseurs en chambre... Les questions de notre époque ne peuvent pas être abordées comme des problèmes de détail, elles requièrent l'instauration d'une nouvelle forme de solidarité humaine.

Au passage, commentons une réflexion mise dans la bouche de Nikita, citée de mémoire : "tout le monde porte un masque dans notre milieu et en change selon les circonstances, à tel point que l'on perd son identité". C'est une réflexion assez courante dans les séries d'espionnage. Elle paraît néanmoins stupide au premier abord quand on la comprend littéralement. En effet, l'identité d'un espion, n'est-ce pas justement son agilité à changer de masque selon les circonstances ? D'ailleurs, même le surfeur ordinaire sur Internet respecte un protocole différent selon le site qu'il visite et les interactions effectuées. En cela, il agit comme un espion, évidemment, sans risquer sa vie en cas d'erreur, mais il exerce à son niveau le même genre de souplesse. Et plus généralement, même si on n'est pas un espion, notre capacité à changer de masque selon les circonstances, n'est-ce pas la banalité de notre vie quotidienne, une condition de toute vie sociale ? On pourrait même dire que, pour les autres, la perception de notre identité personnelle se résume à la collection des masques que nous savons, bien ou mal, emprunter dans nos interactions avec eux.

Cependant, cependant, et en restant au niveau de ce qui peut être exprimé simplement... s'il existe un autre composant dans notre identité personnelle que l'identité faciale d'interaction en société, s'il existe un autre composant identitaire qui serait spécifiquement humain par rapport à l'animal ou par rapport à une hypothètique intelligence logicielle, ce serait peut-être notre capacité à changer de masque, non seulement pour nous conformer aux circonstances environnantes de l'instant, mais en vue d'une finalité. Alors, dans ce cas, la réflexion de Nikita n'est pas stupide, elle exprime son incertitude sur ses propres finalités ou la volonté de ne pas les révèler, ou son impuissance à l'exprimer, peut-être les trois. Dans tous les cas, sa déclaration traduit un déséquilibre profond. En effet, l'incertitude sur les finalités personnelles peut-être fatale si elle se maintient, et l'opacité du quant à soi peut s'ériger en prison mentale. Le roman "Un pur espion" de John Le Carré décrit précisément ce drame. Il se termine par un suicide.

Rassurons-nous : tout dans la série Nikita, le scénario, les personnages, leurs aventures, leurs compétences extraordinaires, tout est complètement invraisemblable. Mais les idéaux de ces personnages, leur imaginaire social, leur Web mythique, leurs illusions sur leur capacité à refaire le monde, les questions qu'ils se posent, c'est bien nous !

10 sept. 2012

Compétition en miroir ou rénovation sociale, le choix est-il possible ?

Ce billet pose la question du dépassement de certains mécanismes sociaux, précisément ceux qui empêchent la création de sociétés virtuelles à finalités d'intérêt général et bloquent, dans la vraie société, toute perpective de rénovation.

Cette affirmation peut sembler pessimiste. En effet, on recommence à parler de solidarité, de responsabilité, de gestion collective.... En parallèle, un courant de protestation contre les idéologies de la compétitiion sauvage enfle à vue d'oeil. La puissance de ce courant augmente dans l'inconscient collectif du monde du spectacle....

Voici donc Le Prestige, film réalisé en 2006 par Christopher Nolan d'après un roman de Ch. Priest. Vous en trouverez la présentation détaillée et le résumé sur Wikipedia.

Prestige.jpg Apparemment, ce film déroule une tragédie romantique sur fond de compétitiion sensationnelle entre deux prestidigitateurs spectaculaires. On nous raconte, en belles images et costumes d'époque, une histoire de magiciens pour adultes - la fin est amorale et déconcertante.

Mais on peut voir plus que cela dans ce film.

Le Prestige nous offre une illustration éclatante de la rivalité mimétique dans sa montée aux extrêmes. Les dédoublements et les reflets à l'infini sont les vrais ressorts de l'intrigue et de la structure du film. Les deux héros s'efforcent de prendre un avantage sur l'autre, dans l'indifférenciation glaciale de leur rivalité en miroir, mimétiques jusque dans l'offensive, chacun allant pourrir le nouveau spectable de l'autre pour le blesser physiquement et moralement, chacun espionnant les trucs de l'autre pour le surpasser. Les protagonistes sont absorbés corps et âmes dans leur conflit privé, et logiquement leurs proches sont condamnés à nourrir la compétition ou à s'en faire d'eux-mêmes les instruments; certains de ces proches en meurent, tous sont meurtris à leur tour. S'agissant de magiciens, l'affrontement sordide se cristallise publiquement en spectacles démesurés. La rivalité des magiciens s'avère très esthétique, le diable et ses tentations fantastiques aussi, c'est du cinéma.

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Ce film aurait pu être dédicacé à René Girard (de notre Académie française), qui a consacré la plus grande partie de son oeuvre à la rivalité mimétique, sous tous ses aspects, ses conséquences et ses dépassements. C'est évidemment une oeuvre d'actualité. Personnellement, la lecture de "Mensonge romantique et vérité romanesque" m'a réconcilié avec la grande littérature, après en avoir subi dans un contexte scolaire les inutiles présentations historiques, stylistiques, thématiques. René Girard nous révèle les aspects universels de cette grande littérature, à savoir précisément en quoi elle nous concerne actuellement dans notre comportement quotidien, par la mécanique de notre nature humaine si bien décrite dans les grandes oeuvres - mais pas toujours volontairement.

Dans le cas du film Le Prestige, l'auteur du script et l'auteur de la nouvelle inspiratrice originale étaient-ils conscients de véhiculer un message de portée générale ? En regardant le film, en écoutant ses dialogues, en lisant les présentations, c'est tout le contraire qui ressort. L'intérêt du spectateur est constamment orienté sur les effets spectaculaires ou endormi par des exposés secondaires - par exemple, l'explication réitérée des phases du tour de magicien "la promesse, le tour, le prestige" aussi pesante qu'une formule mnémotechnique dans un documentaire.

Cependant, au cours du film, on trouve des indices d'un message souterrain. Le rôle du magicien B est tenu par l'acteur principal d'American Psycho, un film sur le délire de compétition dans une société d'affairistes branchés. Cet acteur a du en rester marqué, peut-être a-t-il été choisi pour cela (il est par ailleurs Batman). A la fin du film, le script fait exprimer par ce magicien B son refus de continuer le jeu, alors que le magicien A demeure jusqu'à sa dernière seconde animé par sa passion rivalitaire, croyant affirmer une ultime vérité supérieure. Autre exemple parmi d'autres : le plan des chapeaux en bataille sur un coteau dévasté en résultat d'une multiplication miraculeuse évoque les plans classiques de films de guerre.

Le Prestige n'est pas le seul film à nous avertir du potentiel fatal de la rivalité mimétique, à nous dénoncer ses prétextes, à nous montrer ses engrenages, à nous distraire de ses éclats de pétards imbibés de poisons mortels. Citons Wall Street et pas mal de documentaires récents sur la puissance des banques.

Mais attention, car dans la plupart de ces oeuvres, il manque l'avertissement que René Girard nous donne dans plusieurs ouvrages : évitons la fausse solution du bouc émissaire, malheureusement si bien expérimentée ! Disons-le autrement : cessons de fuir le miroir de nos propres tendances naturelles, car les emballements montrueux des rivalités mimètiques ne sont pas réservés aux aventures de gens extraordinaires, ce sont des menaces bien concrètes sur notre existence quotidienne banale. Regardons-nous passer des heures à attendre, lire, écrire des messages ineptes, à dévorer avidement des pages sur des réseaux sociaux, jusqu'à l'addiction, à la dépendance, juste pour répondre aux autres, rester à la hauteur...

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Observons, que beaucoup des vedettes hyper sollicitées que nous admirons, finissent médiocrement au bout du rouleau. Dans un monde de rivalité mimétique exacerbée, c'est une fin ordinaire, au sommet de la gloire, comme dans la grisaille de l'oubli.

Et nous, citoyens de nos pays respectifs, nos efforts soutenus ne vont-ils pas immanquablement nous assurer la compétitivité et la croîssance dans quelques années - c'est bien ce que nous voulons, n'est-ce-pas, puisque nos voisins aussi se le disent ? Et on ne demande pas à nos voisins ce qu'ils feraient à notre place et au risque d'avoir à le prouver, on sait leur dire ce que eux devraient faire d'abord chez eux à leur place actuelle, et réciproquement....

Prenons du recul face aux glorifications des héros, aux affirmations de valeurs imprescriptibles, aux démonstrations de vérités intangibles, aux mirages des techniques à venir. Ce sont nos futurs boucs émissaires; et si, après une crise prétendument salutaire, nous les remplaçons par d'autres pour un nouveau cycle, alors rien n'aura changé, nous serons toujours les mêmes parasites totalitaires, qui ne pourront que s'entre détruire dans un monde en rétrécissement.

A l'inverse, ne tombons pas dans l'abandon à une forme sectaire d'existence fusionnelle, non plus dans l'isolement individuel d'une socialité robotisée (stressée ou béate), dans les deux cas au bénéfice de notre irresponsabilité confortable et au profit de quelques exploiteurs dominants.

Dans d'autres billets de ce blog, nous avons exposé pourquoi et comment la création de (vraies) sociétés virtuelles pouvait nous ouvrir d'autres destins.

Il n'y a guère d'espoir d'un tel renouveau tant que la rivalité mimétique demeure notre principal moteur social. Il serait plus facile de changer l'écartement des voies de chemins de fers ou la longueur des numéros de sécurité sociale, par exemple si nos pays voisins faisaient savoir qu'ils envisagent de le faire...

Mais cependant, nous savons que la folle raison humaine peut-être plus forte que toutes ses idoles réunies, si on lui offre l'occasion de s'éprouver en miroir d'elle-même. S'il vous plaît, Messieurs et Dames les artistes, continuez de sublimer notre humaine connerie dans vos oeuvres, vous êtes les seuls à pouvoir le faire ! S'il vous plaît, Messieurs et Dames les éducateurs, habituez-nous à réfléchir avec les nouvelles technologies ! Et en attendant, grand merci aux Guignols et au Canard...

3 sept. 2012

Le Web de la propagande et du formatage

La bête immonde reste bien planquée, mais ses mercenaires stupides ne se retiennent plus d'étaler leur fierté.

Ce qui est nouveau, c'est la revendication de leur diplôme d'apprenti sorcier par des bénéficiaires que l'on aurait cru moins naïfs.

Dans un élan de franchise, dont le niveau de grossièreté mesure la sincérité, un grand parti politique impliqué dans la course à la présidence de notre univers vient de révéler la contribution à sa campagne d'une officine spécialisée dans l'exploitation d'informations recueillies sur le Web.

Pour ce parti, il s'agirait de cibler les foyers susceptibles d'enrichir les fonds de campagne. Ne doutons pas une seconde que ce grand parti n'est pas isolé dans sa démarche d'appel à une officine mercenaire de ciblage. Ne doutons pas un dixième de seconde qu'il ne s'agit pas seulement de récolter des fonds (vite dépensés). mais d'abord d'orienter les thèmes de campagne, de les particulariser en fonction des réactions observées sur le Web de la population ciblée, et d'orchestrer tout le bastringue médiatique, presse, télévision, meetings, etc dans le sens voulu, en vue d'effets en profondeur sur l'opinion, qui seront ensuite entretenus et améliorés dans la durée.

Bref, nous avons la révélation d'une machine de guerre médiatique. Nous pressentons que cette guerre-là dégrade nos chères libertés d'information et libertés d'esprit, mais c'est une guerre, n'est-ce pas ? Notons bien que rien n'empêche l'extension du cadre de cette guerre au-delà d'un processus d'élection dans un régime démocratique.

Quand est-ce que de prudes et vaillants foyers se coaliseront en class action pour réclamer droit de regard, droit de rectification, respect de l'usage des informations les concernant ?

D'ici là, l'officine mercenaire aura changé plusieurs fois de nom et d'adresse (on peut lui conseiller la domiciliation de filiales croisées dans divers paradis fiscaux). Et des experts reconnus auront expliqué que non, braves gens, vous n'avez rien à craindre, car les ciblages ne sont pas réalisés à partir des données individuelles mais sur la base d'informations agrégées par des algorithmes statistiques.

Les experts ne diront pas que ces algorithmes statistiques sont cousins de ceux des moteurs de recherche, en fonctionnant à l'envers en quelque sorte. Ce n'est pourtant pas anodin.

Un gros malin manipulé pondra un virus qui fera pouet pouet exactement quand il faut sur tous les écrans, et le tour sera joué : voici l'ennemi véritable de notre intimité ! La presse abondera en articles sur la protection des données privées, des droits de la personne humaine, des brevets et du secret défense. Opération mains propres.

Voici la situation, en bref :

  • ce n'est plus (seulement) la publicité qui finance les grands services gratuits du Web, et d'ailleurs elle n'a jamais financé la création immensément coûteuse de ces services,
  • le grand marché du Web, c'est la fourniture des informations numérisées de nos comportements (qui consulte quoi, combien de fois et combien de temps, qui dit ou achète quoi à qui, quand, où, comment, etc.) pour exploitation par les manipulateurs médiatiques des pouvoirs dominants,
  • la révolution numérique, c'est celle de l'auto soumission de nos esprits à un matraquage multimédiatique ajusté en permanence, en fonction de nos propres aspirations exprimées sur le Web.


Exercice pour jeune journaliste ou pour étudiant en sciences politiques : rédigez une synthèse actualisée de Propaganda d'E. Bernays (1928) ! C'est une oeuvre glaçante mais fanatique, où sont exposées les techniques bien actuelles de propagande, ainsi que les éléments de doctrine qui les justifient et en ont alimenté l'invention. Pensez-vous que quiconque puisse nourrir le moindre doute sur l'utilisation par tout citoyen Bernays moderne des informations de comportement pompées sur le Web ? Pour quels bons motifs actualisés et quelles campagnes ?

Bernerie.png

Dans le célèbre roman 1984 de G. Orwell publié juste après la deuxième guerre mondiale, apparaît le personnage de Big Brother, avec bien d'autres terrifiantes créations imaginaires. Notre réalité est bien différente. Par rapport au roman, nous n'avons pas de police officielle de la pensée, et les murs ne nous espionnent pas. Mais nous pourrions nous demander si, avec la révolution numérique, Big Brother aurait besoin de cette police et de ces espions pour se rendre maître de nos esprits. Car c'est volontairement que nous restons hypnotisés devant des miroirs magiques que nous croyons commander pour notre bon plaisir, pour y faire défiler des trésors virtuels préconditionnés en fonction des déformations agréables de nos propres images. Nous avons fait mieux que tous les romanciers, nous avons créé l'hybride de la liberté et de la mort, le dieu d'un monde d'automutilation où chacun se résume pour les autres à un miroir vaguement original d'hallucinations communes.

Vraiment, cette technologie n'a rien de merveilleux. Car, en plus de nous prendre un temps fou, elle coûte énormément d'argent et dévore une énergie gigantesque.

7 juil. 2012

Pensées non exclusives de la vie sociale

Une caractéristique des cons, c'est qu'ils sont toujours contents d'eux-mêmes, mais sans talent pour le faire savoir.
Une caractéristique des imbéciles, c'est de croire que personne ne s'en aperçoit.
Une caractéritisque des intolérants, c'est de ne pas admettre qu'on puisse penser comme eux.
Une caractéristique des faux jetons, c'est d'être comme les autres.

Epitaphe à baffes

Un César s'encanaille, haro sur le cradot !
Vite, sauvons nos faces enspottées
Que de son mal l'impudique atteint
S'affaisse en justice et les déssouille

Aigre fin ramage des farauds devant,
Moules à fric en potées publiques
Tigres et souris au dédain matois
Malins triplomés de la républicité

Elites gâchées, trépanées du sens,
Pressées de liturgies incestueuses
Dérogeantes jalouses, intrigantes à vide
Affamées du moi pareil à paraître

Précieuses ineptes du sièculable
Gaffémies d'amers enfortunés
Vomisseuses de métafables
Fantacochères et miraboleuses

Croa, croa, croîssance, pour nous, pour moi
Par "canal icônes", on va gonfler la planète
Déficit oublié, que des bonus
Et la sélection naturelle par les marchés

8 mai 2012

Petite Poucette en chemin

Enfin un ouvrage à la hauteur de la révolution numérique !

Poucette.jpg

Petite Poucette est à lire et à relire, d'autant plus que la prose est délicieuse, que les 80 pages de gros caractères n'abiment pas les yeux et que leur contenu libère l'esprit. En cas d'allergie à la poésie, on peut sauter les deux derniers paragraphes, de toute façon non conclusifs.

C'est un livre d'apparence gentillette, en vérité dérangeant, révolutionnaire. Les gouvernants, les décideurs, les directeurs de conscience, les savants, les enseignants, les parents, tous les diseurs de notre humanité, en prennent pour leur grade face à Petite Poucette.

Petite Poucette est aussi un livre de sagesse, on peut poursuivre la lecture sans jamais se sentir contraint d'être d'accord sur tout.

Le plaidoyer pour une nouvelle démocratie libérée du carcan mental de la page (raccourci osé, pardon) pourrait trouver quelques échos dans le présent blog, notamment dans nos propositions sur les sociétés virtuelles.

Quelques critiques de l'ouvrage, tout de même.

Première critique mineure. La sortie du cadre de la page dans la forme et dans l'organisation du savoir, c'est un sujet de recherche en informatique qui date des années 70, et d'où sont issus notamment Smalltalk et le concept fondateur du Web (le lien URL, d'ailleurs techniquement très imparfait, cette imperfection n'étant que partiellement compensée par les moteurs de recherche, mais c'est une autre histoire). Dans Petite Poucette, la libération mentale du format livresque de la page est étendue à l'architecture urbaine, ensuite encore plus généralement aux modes de pensée et aux façons d'être en société. L'entreprise a belle allure, pouquoi oublier ses fondateurs ?

Deuxième critique. S'affranchir de la page sans s'affranchir du langage qui permet de remplir la page, c'est faire la moitié du chemin, et c'est carrément se tromper de chemin que d'espérer atteindre l'universalité par le truchement des traductions automatiques. Pour nous libérer des formalismes caducs de l'oral et de l'écrit, il nous faudra faire appel à notre capacité humaine de création langagière. Le langage dont nous avons besoin existe déjà. Dans toutes les cultures, avant, par dessus, ou à côté de l'expression orale ou écrite, la codification des échanges et des comportements dans les relations humaines repose sur une "étiquette", c'est-à-dire sur un langage des attitudes, des mimiques d'états mentaux, des façons de dire ou de ne pas dire, de faire ou de ne pas faire, etc (l'une des raisons pour lesquelles les traductions automatiques demeurent toujours incomplètes, c'est qu'elles ignorent l'étiquette). Mais le domaine privilégié naturel de l'étiquette, c'est la relation humaine en vue d'objectifs communs précis. La pratique de l'étiquette est donc diversifiée et spécialisée, comme les sociétés virtuelles à créer et comme nos identités codifiées dans ces sociétés virtuelles. Et, précisément du fait de cette spécialisation qui la fait échapper aux prétentions totalitaires et aux mythes de l'absolu, et parce qu'elle naît de la constitution commune à tout être humain dans la nature qu'il habite, une étiquette particulière peut facilement devenir universelle. Les signes du code de la route en sont un exemple. Les emoticones de Petite Poucette annoncent-elles maladroitement les langages d'étiquettes du futur ?

Troisième critique. La distinction fondamentale entre savoir et compétence mériterait un développement. Le "renversement de la présomption d'incompétence" est une belle formule, c'est le titre d'un chapitre qui ouvre une réflexion bouleversante sur une nouvelle forme de démocratie, tandis que la question de la transmission des compétences reste hors champ, alors qu'elle appartient pourtant bien aux thèmes centraux de la révolution numérique. Car Petite Poucette peut tout savoir sur tout (à partir de ce qui est disponible sur le Web), mais comment sait-elle quoi faire de son immense savoir potentiel et atomisé, et qui peut lui indiquer les chemins vers son destin multiple ? Euh oui, justement, elle cherche un boulot... Ou, plus exactement, une reconnaissance autre que celle d'un hyper miroir ?

On peut tirer de Petite Poucette (le livre) un message euphorique sur l'avenir, on peut y lire aussi un avertissement : nous pouvons souhaiter, préparer une révolution, aussi importante dans l'histoire humaine que celle du néolithique, mais rien n'assure qu'elle se fera.

24 mar. 2012

Pour les réseaux d'échange réciproque de savoir

Connaissez-vous les Réseaux d'Echange Réciproque de Savoir (RERS) ?

Ce sont des centres virtuels de mise en contact entre voisins dans une ville ou entre habitants d'une région géographique. Chaque participant propose son savoir en vue de le présenter aux autres au cours d'une démonstration ou d'un cours particulier à domicile. Tout le fonctionnement est fondé sur le volontariat et la réciprocité. Toute idée de rémunération est proscrite.

Malgré quelques convergences, notamment la gratuité et le volontariat, les différences sont importantes avec nos propres recommandations sur les sociétés virtuelles pour la transmission des compétences. Ces différences constituent une opportunité de critiques et de propositions, car nous pensons que les RERS méritent de réussir.

La critique d'abord. Dès lors que chaque RERS, réseau virtuel local, n'est que l'instrument des propositions mais pas celui de la réalisation de l'échange des savoirs, et dès lors que tous les participants se connaîssent ou peuvent facilement s'informer sur l'identité sociale des autres, comment éviter le poison des rivalités, les crispations sur les normes de réussite formelle des échanges selon les catégories de savoirs, la dérive vers une forme de grand concours, même et peut-être d'autant plus dans un contexte bénévole ? Le danger est donc soit celui de l'extinction, soit celui de l'explosion vers un grand bastringue pour la reconnaissance médiatique de quelques vedettes ou futurs élus.

Quelques propositions.

Pour canaliser les pesanteurs sociales, il est nécessaire que chaque réseau virtuel local puisse créer et entretenir sa propre culture de l'échange. Les conditions peuvent en être trouvées au travers d'une spécialisation locale sur quelques domaines de compétences ancrés sur le terrain (au sens large, par exemple la vie et les métiers de la montagne, de la vigne...). Cette spécialisation n'est pas une fuite vers la facilité (toute relative), mais d'abord une façon de se donner des finalités, peut-être même au travers d'actions locales ou projets d'intérêt public (pas forcément bénévoles) requérant des échanges (bénévoles) entre des contributeurs.

Alors, une plate forme nationale apporterait sa propre valeur ajoutée par l'enrichissement réciproque entre les réseaux locaux ainsi spécialisés de leur propre initiative.

17 mar. 2012

L'anonymat, un luxe de célébrités ?

Les "réseaux sociaux", de Facebook à Twitter, proposent aux personnes célébres d'authentifier leur compte afin de rédure le risque d'usurpation de leur identité.

Dans une nouvelle publiée sur Clubic.com le 16 février 2012, on apprend que Facebook va plus loin :

  • Les possesseurs d'un compte certifié ont le droit d'utiliser un pseudonyme (alternate name).
  • Ils bénéficient d'une version spéciale du bouton d'abonnement à leurs sites, plus agressivement proposée dans les listes d'abonnement, et qui n'implique pas que les abonnés deviennent amis automatiquement
  • C'est Facebook qui se charge de contacter les comptes potentiellement intéressés par ces superfonctionnalités et opére les vérifications à partir de documents légaux à fournir.

Dans cette proposition, nous reconnaissons la logique sélective classique des annuaires de personnalités, célèbres, riches, puissants. Au delà, Facebook attribue un pouvoir spécial à ces personnalités pour qu'elles s'attirent plus aisément la fraternité du commun des mortels sur le "réseau social", tout en leur permettant de se dissimuler pour ne pas être importunées.

C'est la décalcomanie des pusillanimités de nos sociétés réelles.

Quelle superbe preuve a contrario de nos thèses !

Un "réseau social" à prétention universelle tel que Facebook ne peut être qu'une extension de la société réelle, avec la migration de ses pesanteurs et la reproduction de ses privilèges - et ceci du fait même de sa visée généraliste selon les idéaux des dirigeants et organisateurs dudit "réseau social".

Nous affirmons qu'au contraire et à l'évidence pour aller vers une collaboration authentique entre les personnes et ouvrir de nouveaux territoires de l'esprit, une société virtuelle doit se constituer sur des finalités limitées, comprises et acceptées par ses membres. Que le fonctionnement d'une société virtuelle se structure sur des conventions, des projets, des règles de comportement qui découlent strictement de ses finalités et rien d'autre. En particulier, concernant l'expression de l'identité des personnes, si les finalités ne supportent pas ou ne nécessitent pas la reconnaissance des notabilités de la société réelle - ce qui sera le cas général - l'identité personnelle dans une société virtuelle doit dissimuler ou ne pas faire état du statut social "réel".

Par exemple, dans une société virtuelle consacrée à l'échange d'expérience autour d'une expertise technique, l'identité personnelle peut se définir par une forme amaigrie et adaptée de curriculum vitae anonyme. Peu importe que l'on puisse reconnaître telle ou telle célèbrité d'après son cv, le dialogue entre les personnes se fera sur la base des caractéristiques affichées dans leurs cv, rien d'autre, et selon les règles spécifiques de dialogue dans la société virtuelle considérée.

Autrement dit, à l'inverse de notre monde Facebook (ou autre) en miroir de lui-même, l'anonymat ne doit pas être un luxe mais un droit constitutionnel des sociétés virtuelles.

11 août 2011

Société virtuelle, l'enfer avant le paradis

De récents événements nous révèlent, s'il en était encore besoin, les usages des portables et des réseaux sociaux dans la promotion, la mobilisation et l'exécution coordonnée d'opérations collectives : braquages, manifestations de rue, réunions festives, propagations de rumeurs, etc.

Des gouvernements annoncent des mesures policières, en réaction tardive aux dangers ressentis de désagrégation sociale.

Ces mesures sont peut être adaptées à l'éradication d'effets destructeurs du contexte actuel, elles ne sont pas à la hauteur des risques à venir.

En effet, demain, un degré bien supérieur dans le pire sera franchi, ce sont de nouvelles hordes de monstres effroyables que la société virtuelle pourra créer chaque semaine.

Nous connaissons la capacité de la nature humaine à créer de tels monstres. Et nous savons aussi que les gros monstres voraces et affreux, qui poussent des cris horribles, ne sont pas les plus dangereux. Le danger ne vient pas des innovations techniques, il vient de nous-mêmes.

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L'enfer délectable en variété infinie

Par exemple, c'est un enfer délicieux que nous offrirait un type de réseau social, par la transposition des méthodes de la télé-réalité sur des valeurs "club" avec un type d'organisation inspiré des univers ludiques ! On peut en imaginer des variantes à l'infini.

Par l'exploitation de l'esprit de compétition et de son alter ego l'esprit de conformisme, en procurant l'impression d'une liberté de création infinie à l'intérieur d'une discipline sécurisante, des sociétés virtuelles bien construites offriraient une palette d'éthiques et de vies symboliques aux êtres humains. Cette exploitation systématique apporterait automatiquement ses risques d'excès, d'abord par l'asservissement de quelques pauvres âmes immergées, ensuite par la fissuration galopante des fondements éthiques de la société réelle, dont les quelques principes universels pourraient alors disparaître complètement pour laisser place à des combinaisons temporaires et locales d'éthiques des sociétés virtuelles dominantes.

Histoire de me faire comprendre, je donne une illustration, en quelques lignes, d'un tel "enfer sympa" de société virtuelle, une forme organisée de compétition individuelle et de réalisation collective. (NB. Je signale en passant que ce nous appelons le "monde économique" représente une anticipation d'un univers virtuel destructeur de la société réelle, mais ses caractères de monstre primaire apocalyptique sont actuellement trop pesants pour une simple illustration, et la prise de recul vis à vis des points de vue habituels exigerait un effort trop considérable).

L'accès au "club" est réservé aux membres, répartis en plusieurs niveaux. Pour passer au niveau supérieur, il faut réaliser des exploits afin d'accumuler un nombre de points et bénéficier d'une "promo club". Un exploit, c'est une scénette jouée en groupe sur un lieu public par des membres du club. La réalisation de l'exploit doit avoir un caractère particulièrement déplacé ou offensant sur le lieu public considéré; l'exploit doit être exécuté rapidement et sans laisser de trace indélébile, en présence d'un public non prévenu. Tout membre ayant le niveau requis peut être sollicité par le club pour participer à un exploit en cours de définition ou créer soi-même un scénario d'exploit d'après des éléments de scénarios proposés par le club. Un exploit exige la participation de plusieurs membres, et sa réalisation doit être authentifiée par les enregistrements vidéos des portables "logit club" de chaque membre participant, en vue d'être publiée sur le site Web du club en synthèse choc - les meilleurs exploits de la semaine, sélectionnés par des membres choisis au hasard, apportent un supplément de points à chaque participant en fonction de son rôle. Les membres du club sont anonymes, dissimulés par un pseudo sympa, de sorte qu'on ne sait pas avec qui on va réaliser un exploit. Le club sert d'agence de voyage, car les exploits peuvent se dérouler n'importe où dans le monde. On dit qu'au niveau supérieur, les exploits peuvent comporter une partie privée complètement débridée, que la compétition y est tellement intense que les perdants le payent parfois de leur vie, mais ce sont probablement des légendes. Toutefois, certains se débrouillent pour ne jamais atteindre le niveau supérieur, au prétexte qu'ils trouvent leur satisfaction dans les exploits du niveau juste en dessous. De toute façon, on peut s'amuser à parier sur la réalisation de tel scénario en projet, ou sur la montée de tel membre du club à un échelon supérieur....

La technologie disponible ne permet pas encore l'instrumentation d'un tel club, pas dans les détails qui feront la différence avec le moyen-âge technique actuel, mais on y arrivera, c'est certain (observez par exemple sur http://www.clubic.com/, semaine après semaine, les ressorts à l'oeuvre et leurs productions). En revanche, l'organisation, les règles du jeu social... peuvent paraître déjà banales, donc autant dire qu'elles s'imposeront d'elles-mêmes, sauf qu'il ne s'agira pas seulement d'un jeu sans conséquence sur la vie des gens ni sur la société réelle. Comment ne pas voir que la participation d'un individu à un tel club ne pourrait être que définitive, et que ce type de club pourrait être décliné à l'infini afin de pouvoir répondre à l'ensemble des penchants (auto-) destructeurs de l'humanité ?

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Fin de la société ou renaissance ?

Il est certainement possible de résister aux effets réels des puissances infernales des créations sociales virtuelles à venir, et même mieux, de les utiliser pour refonder une société réelle.

A l'intérieur des sociétés virtuelles, la résistance se fera naturellement par la relativisation de leurs règles arbitraires par les participants eux-mêmes, et à l'inverse, dans la société réelle, par l'acceptation réfléchie de règles sociales éthiques universelles. Autrement dit, il s'agira de rediriger sur les sociétés virtuelles toute la puissance imaginative de contestation et de tricherie de la nature humaine, en utilisant leur propre moteur de négation de la société réelle, au profit de cette société réelle. Cela ne pourra fonctionner, évidemment, que si la société réelle représente autre chose qu'un monde imaginaire parmi d'autres, autre chose qu'un théâtre aménagé, que si la société réelle existe comme un fondement vital qui mérite d'être défendu.

Pour cela, il sera indispensable de créer des sociétés virtuelles d'intérêt général : voir par exemple le libre de Dominique Perry-Kollo sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/).

24 juin 2011

Réseaux sociaux, espaces de divertissement ou nouvelles formes sociales ?

Au-delà des réseaux sociaux actuels et de leurs imperfections, comment ne pas voir que le Web nous rend capables de créations sociales, certes "virtuelles", néanmoins parfaitement vivantes et habitées ? En parallèle, comment ignorer que dans nos sociétés réelles, la frontière entre le jeu et la vie s'estompe : théâtre de jeux de pouvoirs délirants, cinéma des règles sociales obsolètes, médiatisation permanente des citoyens-enfants... ? Cette évolution est-elle une catastrophe ou une opportunité en regard d'un nouveau potentiel de création sociale sur le Web ?

Posons la question autrement : comment pouvons-nous maîtriser une vraie création sociale à venir sur le Web, dans son ambivalence ludique et fonctionnelle ?

Partons de deux ouvrages d'études sociales, l'un classique généraliste, l'autre contemporain spécialisé :

Les jeux et les hommes, le masque et le vertige de Roger Caillois
Editions Gallimard, folio essais, 1967

Génération Otaku, les enfants de la postmodernité de Hiroki Azuma
Hachette Littératures, 2008

Dans le premier ouvrage, l'auteur tente l'élaboration d'une sociologie générale à partir des jeux, et plus précisément à partir de qu'il considère comme les principes universels des jeux : compétition, hasard, simulacre, vertige.

Dans le second ouvrage, l'auteur tente une prospective culturelle à partir de l'interprétation du phénomène Otaku, les jeunes Japonais immergés volontaires dans un univers de réseaux tribaux consacrés à la recombinaison d'éléments imaginaires des mangas et des dessins animés, à l'infini.

Ces ouvrages relatent deux démarches intellectuelles différentes, développent deux ambitions différentes. Cependant, ils sont tous les deux destinés à mieux comprendre la société humaine à partir de ses créations ludiques vues comme des phénomènes sociaux.

Le premier ouvrage, celui de R. Caillois, est étourdissant d'érudition, accumulant les exemples à l'appui des principes de jeu proposés par l'auteur et de leurs combinaisons possibles, dans les cultures antiques et modernes. Mais, sous la vague démonstrative, on finit par se demander si lesdits "principes" (compétition, hasard, simulacre, vertige) ne seraient pas plutôt des éléments d'une mécanique de l'être humain en vue d'atteindre ou de rechercher des finalités sociales, des moyens plutôt que des fins.

L'ouvrage d'Azuma se concentre sur la description du mode de vie et de pensée des Otakus dans le courant des évolutions récentes de la société japonaise. Il décrit leur refus de tout "grand récit" au profit d'une infinité potentielle de "petits récits" constitués à partir d'éléments piochés dans des "bases de données" d'extraits scénaristiques, de caractères de personnages, de modes comportementales, de détails d'apparence formelle, etc. Malgré le contexte spécifiquement japonais, on se sent souvent proche des Otakus, dans notre vie réelle.

L'analyse comparative des deux ouvrages pourrait, à elle seule, nourrir plusieurs thèses contradictoires et pertinentes. Dans quelle mesure pourrait-on dire que l'ouvrage de Caillois contient celui d'Azuma ou au moins l'anticipe ? Pourrait-on soutenir, au contraire, que le livre d'Azuma actualise le livre de Caillois ou au moins le complète ? Et tous les deux ne seraient-ils pas chamboulés par un éclairage des ressorts mimétiques à l'oeuvre dans la création et la diffusion des jeux et des formes sociales ?

Revenons plutôt à notre question de départ : comment pouvons-nous maîtriser la création sociale à venir sur le Web ?

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Oh désespoir, nos deux ouvrages de référence nous abandonnent juste au moment où ils pourraient nous apporter un début de réponse !

L'ouvrage de Caillois (écrit bien avant l'expansion d'Internet) refuse la question a priori, en relèguant les jeux au rang d'expressions marginales et simplifiées du monde réel. Extraits du chapitre V Pour une sociologie à partir des jeux : Toute institution fonctionne en partie comme un jeu... Autrement dit, les principes qui président aux différentes sortes de jeux... se manifestent également en dehors de l'univers clos du jeu. Mais il faut bien se souvenir qu'ils gouvernent ce dernier absolument, sans résistance et pour ainsi dire comme un monde fictif sans matière ni pesanteur, alors que, dans l'univers confus, inextricable des rapports humains réels, leur action n'est jamais isolée, ni souveraine, ni limitée d'avance. Ah bon ?

Usant d'une autre forme d'évasion littéraire, l'ouvrage d'Azuma se termine sur un chapitre où les Otakus sont les révélateurs d'une évolution sociale cataclysmique : ... Ils ressentent une plus forte authenticité dans la fiction que dans le réel et la plupart de leurs relations se réduisent à un échange d'informations... Les Otakus recherchent des émotions dans la fiction... Il y a aussi une transformation dans la nature même des sentiments... Dans le monde postmoderne de type base de données, les grandes sympathies ne sont plus possibles... Pour définir ce nouveau genre d'individu, je le qualifierai d'animal en réseau branché sur les bases de données. L'humain moderne était un animal lié à un récit. Il pouvait satisfaire son besoin individuel de donner un sens à la vie à travers ses relations avec d'autres individus. Autrement dit, il pouvait relier grands et petits récits. L'humain postmoderne, en revanche, échoue à combler son désir de sens au moyen de ses relations sociales et retourne à des besoins animaux qu'il satisfait seul. Sans lien entre petits et grands non-récits, le monde dans son ensemble est simplement là, flottant, ne livrant aucun sens à l'existence.... Oui, et alors ?

Cependant, ces lectures sont utiles ! En effet, au minimum, elles nous suggèrent ce que nous devons éviter, à défaut de nous indiquer un cheminement tout construit.

Traduisons les leçons de nos lectures en positivant, pour le bon usage de notre nouveau pouvoir de création sociale sur le Web :

  • d'abord faire une cure d'humilité : abandonner nos préjugés humanistes, nous reconnaître comme des machines sociales, afin de nous libérer mentalement des valeurs et logiques de pensée relatives aux complexités et aux pesanteurs de nos formes sociales habituelles,
  • exprimer des finalités sociales pratiques et simples,
  • créer autant de sociétés spécialisées que de finalités différentes,
  • définir des règles minimales de vie sociale en fonction et pour la durée des seules finalités portées par chaque société spécialisée.


Sinon, nous créerons des entités sociales monstrueuses, qui forcément se transformeront en instruments de ruine, ainsi qu'il en est à chaque fois que nous tentons d'édifier une ultra-solution pour dépasser notre humanité (tour de Babel et nombreux exemples récents).

Il serait trop long de détailler ici les conséquences de ces leçons de modeste apparence, voici quelques exemples :

  • vouloir "liberté, égalité, fraternité" dans une société consacrée à une forme de compétition, ce n'est pas cohérent, quelque chose dans la logique informatique va coincer
  • dans une société Web où l'égalité entre les individus est nécessaire, identifier ces individus comme dans la société civile en embarquant toute la pesanteur induite de la "vraie société", est au minimum dangereux, peut-être fatal
  • une société virtuelle constituée pour un remue-méninges ponctuel et une société virtuelle constituée pour l'édition Web d'une encyclopédie permanente spécialisée... n'ont pas grand chose en commun dans leurs finalités, leurs modes de fonctionnement, leurs gestion des individus, leurs modalités d'échanges entre les individus, etc.


La création de sociétés virtuelles sur le Web, nous n'en sommes qu'à la préhistoire, il reste un univers à découvrir !

L'essai sur la "transmission des compétences personnelles à l'ère numérique" de Dominique Perry-Kollo (http://cariljph.free.fr/) reste, à ma connaissance, le premier ouvrage proposant des réponses et des anticipations conformes aux considérations précédentes.

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