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8 mai 2012

Petite Poucette en chemin

Enfin un ouvrage à la hauteur de la révolution numérique !

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Petite Poucette est à lire et à relire, d'autant plus que la prose est délicieuse, que les 80 pages de gros caractères n'abiment pas les yeux et que leur contenu libère l'esprit. En cas d'allergie à la poésie, on peut sauter les deux derniers paragraphes, de toute façon non conclusifs.

C'est un livre d'apparence gentillette, en vérité dérangeant, révolutionnaire. Les gouvernants, les décideurs, les directeurs de conscience, les savants, les enseignants, les parents, tous les diseurs de notre humanité, en prennent pour leur grade face à Petite Poucette.

Petite Poucette est aussi un livre de sagesse, on peut poursuivre la lecture sans jamais se sentir contraint d'être d'accord sur tout.

Le plaidoyer pour une nouvelle démocratie libérée du carcan mental de la page (raccourci osé, pardon) pourrait trouver quelques échos dans le présent blog, notamment dans nos propositions sur les sociétés virtuelles.

Quelques critiques de l'ouvrage, tout de même.

Première critique mineure. La sortie du cadre de la page dans la forme et dans l'organisation du savoir, c'est un sujet de recherche en informatique qui date des années 70, et d'où sont issus notamment Smalltalk et le concept fondateur du Web (le lien URL, d'ailleurs techniquement très imparfait, cette imperfection n'étant que partiellement compensée par les moteurs de recherche, mais c'est une autre histoire). Dans Petite Poucette, la libération mentale du format livresque de la page est étendue à l'architecture urbaine, ensuite encore plus généralement aux modes de pensée et aux façons d'être en société. L'entreprise a belle allure, pouquoi oublier ses fondateurs ?

Deuxième critique. S'affranchir de la page sans s'affranchir du langage qui permet de remplir la page, c'est faire la moitié du chemin, et c'est carrément se tromper de chemin que d'espérer atteindre l'universalité par le truchement des traductions automatiques. Pour nous libérer des formalismes caducs de l'oral et de l'écrit, il nous faudra faire appel à notre capacité humaine de création langagière. Le langage dont nous avons besoin existe déjà. Dans toutes les cultures, avant, par dessus, ou à côté de l'expression orale ou écrite, la codification des échanges et des comportements dans les relations humaines repose sur une "étiquette", c'est-à-dire sur un langage des attitudes, des mimiques d'états mentaux, des façons de dire ou de ne pas dire, de faire ou de ne pas faire, etc (l'une des raisons pour lesquelles les traductions automatiques demeurent toujours incomplètes, c'est qu'elles ignorent l'étiquette). Mais le domaine privilégié naturel de l'étiquette, c'est la relation humaine en vue d'objectifs communs précis. La pratique de l'étiquette est donc diversifiée et spécialisée, comme les sociétés virtuelles à créer et comme nos identités codifiées dans ces sociétés virtuelles. Et, précisément du fait de cette spécialisation qui la fait échapper aux prétentions totalitaires et aux mythes de l'absolu, et parce qu'elle naît de la constitution commune à tout être humain dans la nature qu'il habite, une étiquette particulière peut facilement devenir universelle. Les signes du code de la route en sont un exemple. Les emoticones de Petite Poucette annoncent-elles maladroitement les langages d'étiquettes du futur ?

Troisième critique. La distinction fondamentale entre savoir et compétence mériterait un développement. Le "renversement de la présomption d'incompétence" est une belle formule, c'est le titre d'un chapitre qui ouvre une réflexion bouleversante sur une nouvelle forme de démocratie, tandis que la question de la transmission des compétences reste hors champ, alors qu'elle appartient pourtant bien aux thèmes centraux de la révolution numérique. Car Petite Poucette peut tout savoir sur tout (à partir de ce qui est disponible sur le Web), mais comment sait-elle quoi faire de son immense savoir potentiel et atomisé, et qui peut lui indiquer les chemins vers son destin multiple ? Euh oui, justement, elle cherche un boulot... Ou, plus exactement, une reconnaissance autre que celle d'un hyper miroir ?

On peut tirer de Petite Poucette (le livre) un message euphorique sur l'avenir, on peut y lire aussi un avertissement : nous pouvons souhaiter, préparer une révolution, aussi importante dans l'histoire humaine que celle du néolithique, mais rien n'assure qu'elle se fera.

27 mar. 2012

Ignorances et convergences interdisciplinaires

Nous ne pouvons juger ni commenter le livre sur "La dignité de penser" de Roland Gori (Les liens qui libèrent, 2011). Il nous vient d'une autre planète, celle des "psys", comme on dit chez nous, les "scientifiques".

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Cependant, nous avons eu l'impression d'une parenté sur de nombreux points, notamment l'urgence d'entretenir nos mémoires collectives et nos cultures en développant nos récits personnels, imparfaits, incomplets, destinés à la transmission de l'expérience humaine de chacun à chacun, au lieu de nous laisser mettre en cage par une Communication bidon et par des techniques informatiques oppressives.

Cependant, nous avons cru repérer deux divergences en chemin, assez générales vis à vis des "Psys", pour qu'elles méritent un développement.

Premier petit désaccord : non, M. le Psy, l'informatique n'est pas coupable d'une catastrophe récente de l'esprit humain. L'informatique est une technique, il faut la distinguer de son usage, qui peut effectivement être nuisible, notamment par des fanatiques ou par des malins sans scrupule. En revanche, le Web apporte une dimension nouvelle dans l'outillage des manipulations et l'inoculation des maladies de la pensée. Mais ni l'apparition des maladies de la pensée, ni le déploiement des propagandes manipulatoires ne sont imputables à l'informatique. Ce qui est nouveau avec le Web, c'est le niveau de généralité et d'instantanéité de la diffusion événementielle, d'où la perte des lettres (au sens de la recherche d'une expression juste et réfléchie), d'où la dévalorisation de l'intermédiation (remplacée par des réseaux répéteurs), d'où l'assujettissement de nos esprits à un vécu formel d'émotions normalisées.

Au total, concernant ce premier désaccord, nos analyses sont différentes de celles de R. Gori, mais certainement pas les conséquences que l'on peut en tirer.

Deuxième désaccord, plus profond. La plupart des ouvrages admettent que le langage articulé est une caractéristique humaine, et même qu'il serait le propre de l'homme. Au contraire de cette affirmation sans nuance, nous soutenons l'hypothèse que la capacité humaine de créer des étiquettes de comportement pourrait précéder le langage, et même en être la source.

Autrement dit et pratiquement, l'affirmation banale que le langage serait la condition de la communication humaine nous prive d'un univers de possibilités d'échanges, en particulier entre des personnes de cultures différentes. Il s'agit de l'univers de la communication fondée sur une étiquette comportementale, notamment dans les cas de spécialisation, où le besoin de communiquer ne nécessite pas la complexité d'un langage à vocation généraliste. Un exemple banal de communication comportementale spécialisée est donné par les signaux du code de la route; autre exemple : les échanges entre scientifiques dans un domaine technique étroit se réalisent en pratique indépendamment de la langue de travail - on se tromperait en disant qu'il s'agirait simplement d'une sous-langue technique, c'est plutôt une culture spécifique d'échange qui réutilise des éléments d'une langue existante d'une manière conventionnelle et propre à la communauté du domaine considéré.

Il serait futile de considérer l'univers des étiquettes de comportement comme un territoire d'exploration strictement réservé à l'anthropologie des dernières peuplades coupées de l'économie financière. Au contraire, c'est un univers disponible à la création libre, où des communautés constituées sur des finalités peuvent construire leur outillage de communication adapté, par exemple demain sur le Web.... C'est ce que nous avons développé dans notre ouvrage sur la transmission des compétences à l'ère numérique (voir le lien Essai sur un Web alternatif).

En soutien de l'existence d'une strate de communication sociale avant le langage, citons un extrait de la fin de l'article "Autisme : la psychanalyse (enfin) contrainte à évoluer" par Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste (Libération mercredi 22 février 2012 page 20) :

[... l'occasion pour les psychanalystes d'engager des renouveaux théoriques. L'un d'entre eux est à mon avis la clé de tous les autres : c'est la reconnaissance de trois formes complémentaires et équivalentes de symbolisation.

La symbolisation sur un mode sensoriel, affectif et moteur implique les mouvements, les gestes et les mimiques. Ils nous permettent de donner des représentations de ce que nous pensons et éprouvons avant de constituer la base des liens sociaux. La symbolisation imagée consiste à se donner des représentations imagées d'un événement... Enfin, la symbolisation sur un mode verbal correspond à une double mise à distance de l'événement : par le fait d'être formulé en son absence et par le fait que cette formulation fait intervenir une forme de codage de l'information totalement arbitraire. Divers témoignages écrits par des autistes nous invitent à repenser les choses de cette façon. Freud n'avait pas tout prévu.]

3 oct. 2011

La netiquette, vous connaissez ?

La netiquette, à l'origine, c'était un ensemble de règles de bonne conduite dans les échanges entre usagers sur Internet. Elle est apparue au début de la popularisation de l'Internet, à l'époque où n'existaient couramment, pour l'interaction entre les usagers, que l'email, les groupes de discussion (Usenet) et le chat (IRC).

NB. En fait, depuis cette époque, les innovations techniques sur Internet sont minimes; ce qui a changé, c'est le niveau d'"emballage" pour l'utilisateur (par exemple dans les réseaux sociaux), et la centralisation de services fournis et des exploitations statistiques en arrière plan par quelques quasi-monopoles.

A l'origine, la netiquette était plutôt une "nethique" du respect de l'autre illustrée de quelques exemples, que chacun était invité à interpréter ou transposer en toutes circonstances.

En 1995, la netiquette s'est développée dans un document RFC 1855, Netiquette Guidelines, d'une vingtaine de pages.

En plus des anciennes règles générales de bonne conduite, on y trouve des instructions d'emploi, des conseils d'utilisation, des injonctions à caractère juridique, des avertissements informatifs, des interdits typographiques, etc. Selon la catégorisation coutumière des informaticiens, l'ensemble est réparti en chapitres et paragraphes définis par les variétés techniques d'échanges (one to one, one to many, real time, etc.) et les rôles (utilisateur, administrateur).

Au total, l'utilisateur novice ou expérimenté peut y picorer les éléments qui pourraient l'intéresser. Malgré la pertinence du contenu, l'exploitation du document exige une curiosité tenace, et un bon niveau de tolérance au déséquilibre entre les généralités et les directives spécifiques. Les premières sonnent forcément creux en regard des secondes, qui ressortent minuscules en retour.

De notre point de vue et au-delà de la forme, cette netiquette est un bon témoin de l'impasse logique et des confusions conceptuelles régnantes, lorsqu'on se contente de projeter l'imaginaire et les valeurs de notre société directement sur un champ technique pris comme un absolu.

Cette netiquette est faussement universelle. Elle est imprégnée d'une conception particulière de l'être humain et d'une vision spécifique de la bonne société. On voit bien que cette netiquette ne peut s'exprimer que d'une manière négative, surtout par des restrictions et des interdits tous azimuts, par rapport à une utilisation supposée générique d'outils élémentaires, quels que soient les buts des utilisateurs à travers l'usage de ces outils. Des valeurs morales et des modèles éthiques sont implicites, même si leurs croyances et leurs dogmes sont sans rapport direct avec les finalités concrètes des actions à réaliser.

Pour nous, une véritable netiquette ne peut être universelle, elle est au contraire complètement spécifique à une société virtuelle donnée. Elle définit en détail une discipline d'interaction sur le Web dans chaque circonstance précise, dans le cadre de cette société. Elle dit comment et pourquoi s'établit une interaction élémentaire et la suite des interactions. Cette netiquette est donc évidemment par nature différente, par exemple, dans un réseau social consacré à la promotion de professionnels, dans l'utilisation par un particulier du service web d'une administration fiscale pour une déclaration de revenus, dans une discussion sur un forum consacré à un thème philosophique, etc.

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Nous renvoyons aux autres billets du blog ainsi qu'à notre ouvrage sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/). Nous avons tenté d'y expliciter comment peut être construite l'étiquette d'une société virtuelle donnée, et comment on peut l'appliquer dans la vie courante en fonction des seules finalités de cette société, indépendamment de choix de valeurs morales.

Dans ces conditions-là, à savoir celles d'une société virtuelle à finalités limitées, c'est l'étiquette qui libère l'intelligence et crée les conditions de l'entendement, en portant les finalités de la société. Dans ces conditions-là, l'étiquette ne nécessite aucune référence à l'éthique ni à la morale. A l'évidence, rien n'oblige à imposer "notre" société à des sociétés virtuelles dont les finalités sont comparativement étroites.

Nous défendons la thèse "anthropologique" que l'étiquette, au sens utilitaire où nous l'entendons, est un fondement social scandaleusement ignoré en comparaison de constructions d'apparences plus immédiates comme le langage, ou en comparaison des constructions complexes de l'imaginaire social. Cette thèse nous semble particulièrement bien répondre au besoin de création de sociétés virtuelles au-delà des simulacres flatteurs du Web actuel, grossièrement ineptes en regard de l'univers des possibles.

Nous ne prétendons pas réformer les sciences sociales, seulement montrer qu'il existe un champ ouvert à l'expérimentation et à la création. C'est bien de créations sociales entièrement nouvelles sur le Web qu'il s'agit. Et c'est pourquoi par ailleurs il faut une loi commune sur ce nouveau pouvoir de création.

17 sept. 2011

La société machinale des "visiteurs du soir"

Les Visiteurs du Soir, en anglais The Devil's Envoys, est un film fantastique moyen-âgeux de Marcel Carné sorti en 1942 pendant l'occupation allemande.

Les visiteurs du soir, ce sont les troubadours qui arrivent à la cour enjouée d'un baron châtelain pour demander son hospitalité. Ce baron va marier sa fille à un autre noble des environs. Mais les troubadours sont deux séducteurs, un homme et une femme, plus un personnage qui est le diable...

Le film raconte la machination diabolique, le jeu des séductions croisées et des jalousies, l'éclatement de la haine, le duel à mort des deux nobles chevaliers en grande pompe devant leur cour au complet, la fuite du baron avec la troubadour séductrice, etc. En revanche, le diable échoue face à l'amour pur qui s'est déclaré entre le troubadour et la fille du baron. La dernière scéne montre le diable fouettant avec rage le couple qu'il vient de prétrifier mais dont il croit entendre encore battre les coeurs.

Si seule la pure passion peut résister au diable, il n'est pas étonnant que la censure de l'époque ait autorisé la parution du film.

Le film ne comprend pas d'effets spéciaux au sens actuel, en tous cas pas de gouffre infernal ni d'apparition démoniaque, mais la reconstitution historique apporte son lot d'étrangetés et de jolies barbaries. Les suggestions infernales sont présentes dans les images, le diable est parfois menaçant en paroles, et périodiquement, une ronde d'enfants vient perturber les personnages par des comptines piquantes.

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A présent, on peut voir ce film célèbre de divers points de vue, pas seulement au plan de la forme mais surtout sur le fond.

Conformément sans doute à l'idée du scénario d'origine, si l'on admet que les personnages sont des victimes manipulées par les visiteurs du soir, alors le diable est le maître du jeu, le seul à développer un projet (en l'occurrence un projet de destruction). Il est de fait l'unique personnage puique les autres sont réduits à l'état de pantins. On ne peut pas croire à son échec final. Peu importe d'ailleurs. Car alors ce film ne nous dit plus rien.

A l'inverse, nous pouvons choisir de voir ce film comme le déploiement d'une révélation sadique. C'est alors la mécanique humaine de la pesanteur sociale, mais aussi l'engrenage des sentiments naturels et des passions libérées qui nous sont décrits. Le diable, dans cette affaire, ne sert pas à grand chose au-delà d'un rôle d'entremetteur cabotin et de quelques suggestions infernales pour le décor. Attention aux chocs sur notre petit confort mental dans notre société machinale, nous n'éviterons pas les étincelles des rapprochements avec telles ou telles péripéties de nos propres existences !

Notre grand écran TNT, notre box Internet, notre portable à tout faire... sont-ils nos visiteurs du soir ?

Qu'est-ce qui fait la société ?

Notre domaine se limite aux sociétés dites virtuelles sur le Web. Pourtant, ce billet est un coup de pied au cul des penseurs littéraires et scientifiques de "la" société. Tant pis.

Schématiquement.

Ce qu'il faut observer d'abord, ce sont les gens localement entre eux dans la rue ou chez eux. Car ce sont des modes opératoires de relations humaines qu'il faut créer sur le Web, pour des sociétés spécialisées à vocation déterminée, pas pour "la" société dans son ensemble, sinon rien ne se fera de nouveau. Dans cette optique, une théorie générale de "la" société ne présente aucun intérêt.

Autrement dit. Considérons les mécanismes d'interactions dans les sociétés humaines comme des fondamentaux naturels, mais surtout comme des produits sociaux. Alors, il n'est plus nécessaire de considérer l'être humain comme un sujet imparfait ni la société comme une fatalité inconnaissable. Alors, on peut éviter le romantisme psychologique et les complexités stériles pour travailler au bon niveau, celui de la création d'étiquettes sociales adaptées aux sociétés virtuelles du Web.

La démarche intellectuelle n'est pas celle du micromodélisme au sens par exemple de la microéconomie. On doit, au contraire, envisager les interactions sociales dans leur totalité entre de vraies personnes complètes, donc y compris l'imaginaire social et les imaginaires personnels qui imprègnent ces interactions. Mais tous ces éléments sont à considérer d'un point de vue "extraterrestre", comme des données sur lesquelles on peut agir, et précisément, que l'on doit prendre en compte, masquer ou définir différemment dans telle ou telle société virtuelle, en fonction des finalités propres à chaque société virtuelle. Autrement dit, on ne doit pas réduire les interactions entre des personnes à des automatismes, on ne doit pas réduire les personnes à des robots. Mais on impose localement une étiquette de dialogue pour une interaction donnée; cette étiquette locale et temporaire doit être publique et acceptée.

L'étiquette d'interaction entre les personnes est le premier niveau de travail dans la création d'une société virtuelle. Elle est à construire en fonction des buts d'interaction, mais aussi pour occulter tout ce qui est inutile au fonctionnement des interactions considérées. Tout le reste, l'ergonomie de détail comme l'expression élaborée de la constitution sociale (de la société virtuelle), découle de cette étiquette et non l'inverse. A titre d'illustration, mentionnons l'existence de différentes manières de compter en fonction des situations et des personnes présentes, c'est-à-dire en fonction de l'étiquette en cours, dans de nombreuses cultures. Il est grotesque d'y voir un trait d'archaïsme, les scientifiques ne font pas différemment selon leur discipline et selon l'échelle des phénomènes qu'ils étudient. La capacité de créer des étiquettes relationnelles est inhérente aux sociétés humaines.

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Ce qui distingue l'être humain de la machine, ce n'est pas forcément ce qu'il fait semblant de croire. Ce n'est pas, en tous cas, sa capacité sociale en soi, puisqu'il la partage avec des animaux et des végétaux. C'est quelque chose dans sa construction, qui en fait un être social capable de remise en question. C'est peut-être que nos rêves et nos compétences personnels, à travers le langage, font partie de notre machinerie sociale. C'est peut-être que la démission machinale de notre comportement individuel instantané reste consciente. Mais, il est évident que, dans nos vies courantes, nos institutions sont conçues par nous comme des mécaniques déléguées.

Illustration par un exemple extrême. Au théâtre, un comique occupe la scène. C'est un professionnel du rire, il sait communiquer son intention. Spontanément, tout le monde rit, même si ce n'est pas vraiment drôle, même si le contenu comique est franchement mordant pour une partie de la population largement représentée ici. Et moi, Je ris parce que tout le monde rit, en cadence. Sinon, je dois me retirer en moi-même, et pour cela trouver une raison quelconque de le faire, un déclic pour me désolidariser de la foule. Alors seulement, je peux me demander pourquoi je ris, devenir plus sélectif, observer mes voisins à la recherche de ceux qui ont pris du recul, ou au contraire pour dépister les comparses du batteleur... Dans la foule qui rit, il est certain que personne ne rit exactement pour la même raison. Chacun est pris dans l'accord d'ensemble mais chacun pense en même temps par soi-même. Et même les sourds rient en mesure.

Les machines intelligentes ne sont donc pas des nouveautés puisque nous en sommes, nous-mêmes et nos institutions sociales, les premiers exemplaires, les concepteurs et serviteurs. C'est par l'effet d'une fausse impression de banalité et d'une méfiance instinctive que nous imaginons mal le potentiel de démultiplication sociale pour nous mêmes des ordinateurs en réseau. Nous les envisageons comme des instruments individuels pour doper nos capacités personnelles, alors qu'ils pourraient nous servir, enfin, à dialoguer et coopérer entre nous directement, certes par des étiquettes adaptées mais sans aucune délégation aveugle à de quelconques services intermédiaires (à but lucratif).

Un imaginaire stérilisant (notamment celui de la guerre des machines intelligentes contre l'homme), l'incompétence des petits savants, la pression du marketing et de l'idéologie de compétition, nous maintiennent dans la débilité. Attendons le jour prochain où une grande thèse sera écrite par qui il faut, là où il faut, comme il faut, pour balayer toute cette poussière et nous "révéler" un univers inexploré !

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