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27 mar. 2012

Pensées dépliées dans un nuage de poussière

Un peu avant l'an 2000, je travaillais pour un temps à l'intérieur d'un immeuble de grande hauteur proche de la place Balard près du coin sud ouest du périphérique parisien. De mon bureau, je voyais au loin les tours du quartier de la Défense. Mais, certains jours, à la place des tours, il n'y avait tout simplement rien. Rien que du ciel uniforme, pas même une ombre ni un écart de couleur sur l'horizon. C'était un effet d'optique, créé par l'amas des poussières en suspension. En effet, après les averses de pluie, on voyait les tours distantes avec un grand niveau de détail. Et, à partir d'autres fenêtres de l'immeuble, c'était pareil pour la tour Eiffel.

Malgré la réduction de la circulation automobile dans la capitale, je peux témoigner qu'en 2012 juste avant notre élection présidentielle, le nuage de poussière est toujours là, probablement plus tenace. Depuis quelques années, j'ai du apprendre à respirer différemment, pour maîtriser les effets de mes réactions instinctives (éternuement, bouchage des voies nasales, etc.); sinon, je dépenserais mon temps et pas mal d'argent, sans parler des ressources de la sécurité sociale, pour rechercher mes allergies ou pour soigner une forme de sinusite invisible, en pure perte. Récemment, j'ai entendu à la radio qu'à Rouen, on disait aux enfants dans les cours d'écoles primaires de ne pas courir afin d'éviter de respirer trop fort; c'était une journée de pollution exceptionnelle sans doute...

Je pense que chacun de nous ressent d'une manière ou d'une autre le rétrécissement du monde physique dans son existence quotidienne. Il n'y a pas que de mauvaises conséquences : par exemple, la possibilité d'acheter des tomates toute l'année, la possibilité de se déplacer à l'autre bout du monde en une journée. Nous payons pour du bien être et des services vendus par des marchands, sans faire la relation avec la dégradation commune de l'environnement que nous subissons. Un jour, tout naturellement, les marchands nous vendront du bon air à respirer, comme depuis longtemps pour la bonne eau du robinet. D'ailleurs, c'est déjà fait à travers la mode des voyages lointains, et indirectement par l'incitation publicitaire à la bougeotte en automobile - tout le monde se plaint du renchérissement du carburant, alors que notre pauvreté grandit ailleurs.

Ce qui me semble encore plus inquiétant que le rétrécissement du monde physique, c'est que notre monde mental se ratatine aussi. Car les deux phénomènes de repli, le physique et le mental, sont liés, pour beaucoup de raisons. En voici quelques unes.

Les nouvelles technologies de l'informatique et de la communication peuvent servir de prétexte à l'ignorance du rétrécissement physique, puisqu'elles abolissent les distances. Mais, en même temps, le mésusage de ces technologies est coupable de notre rétrécissement mental, par l'effet des machineries statistiques au service des propagandes qui les financent. De fait, l'informatique et Internet sont devenus doublement indispensables à la paresse de notre confort mental, celui des dominés comme celui des dominants.

Il est navrant que la plupart de nos grands intellectuels soient préoccupés de leur promotion personnelle à l'intérieur de leur cercle d'egos. Que le commun des mortels ne puisse rien comprendre à leurs oeuvres, ce n'est pas le moindre de leurs soucis : tout au contraire, c'est un régal de leurs jeux. Que des braves gens croient trouver un intérêt dans les caresses et les volutes de leurs oeuvres contournées pour parler au coeur dans une abondance de références savantes et se délectent de leurs contes qui nous refont l'histoire à plaisir, c'est de là que vient la gloire des grands auteurs ! A nos beaux penseurs, ex thésards qui s'intitulent philosophes, osez donc d'abord affronter quelques questions premières de la réalité pratique : à qui parlez-vous, de quoi parlez-vous, en quelle langue, dans quel but ?

La poésie manipulatoire est au pouvoir, enveloppée dans une rhétorique multimedia. Elle résonne d'autant plus fort que ses thèmes et son style se nourrissent d'une optimisation statistique en miroir de nos bêtises majoritaires et de nos réactions aux actualités. Mille fois hélas.

L'industrie des arrogants faiseurs de phrases qui prétendent représenter l'esprit du monde nourrit la propagande et alimente ses machineries afin de nous soumettre à l'empire de nos propres pulsions. Sur le marché de la pensée, le sujet est secondaire, il suffit qu'il soit actuel, surtout lorsqu'il s'agit de refaire l'histoire. D'où nos simulacres d'agitation mentale, notre frénésie de justification d'un présent que nous craignons sans avenir, à partir de passés recomposés.

En effet, les similitudes sont évidentes entre les romans historiques, les contes et les films pour adolescents, les titres de l'actualité. Sombres complots, nobles secrets, combats épiques. Tout est construit par croisements successifs d'éléments prémâchés, sur le fondement de l'exception naturelle d'élus ou de champions promis à un destin singulier dans un univers où par ailleurs chacun reste à sa place. Quel joli monde nouveau ! Heureusement que les jeunes esprits n'en retiennent que l'emballage.

La résistance au repli de la pensée est le fardeau mal réparti de quelques uns, de temps à autre, et sans conviction. Car il est tentant de se regarder rêver, l'âme en paix dans le vent de l'histoire, comme si notre imaginaire pouvait se perpétuer ! Entretenir un mythe indécent de la continuité du progrès, ou s'assourdir d'avertissements apocalyptiques, c'est le même discours inepte, celui du conquérant qui piétine l'avenir du monde pour son intérêt égoïste immédiat ou pour la jouissance de sa supériorité momentanée.

Le repli du monde physique est irréversible. Il serait sage d'en tirer des règles de vie universelles, avant que des fous malins ne déclenchent le cataclysme régénérateur de l'humanité qu'ils auront préparé afin de leur donner un avantage sélectif dans le sauve-qui-peut mondial. C'est bien par bêtise ou par duplicité que la plupart de nos politiques dominants nous ressassent nos valeurs nationales en soumission aux principes d'une gestion comptable. Trop d'entre eux sont très vulgairement avides, en reflet des représentations publicitaires de nous-mêmes, donc imposteurs d'eux-mêmes. Leur véritable invention à l'ère de la communication et du grand ordinateur de propagande, c'est la dissolution de leur responsabilité, forme discrète de restauration des privilèges.

Pourquoi accepterions-nous que le repli du monde de la pensée soit irréversible, même si le rapetissement du monde physique l'est devenu ? Pourquoi ne cherchons-nous pas de nouveaux territoires de l'esprit au-delà des zones de pillage de notre monde et de l'exploitation de nos prochains ?

Voici ce que nous allons léguer à nos survivants : des traductions illisibles des Anciens annotées de commentaires amusants, une encyclopédie obsolète bourrée de liens morts, des jouets technologiques sans pourquoi ni comment, une montagne de romans et de rapports sur nos "nouvelles" illusions de nous-mêmes. Cet héritage leur semblera aussi poussièreux qu'à nous le catalogue des Expositions Universelles à Paris. Que serait l'équivalent contemporain d'un projet tel que celui de la tour Eiffel ? Ne serait-ce pas un projet de société humaine au moins aussi durable ?

20 mar. 2012

Le marginalisme de la main fébrile

Notre science économique est un marginalisme : on raisonne sur des tendances, des dérivées, des accélérations, des variations d'agrégats, avec, en arrière plan, un ensemble de théorèmes sur l'existence d'un équilibre optimum théorique. La croyance dans la convergence vers cet équilibre optimum dans le monde réel complète l'arsenal mental du marginaliste diplômé.

Cette présentation sommaire traduit une aberration logique. Ce n'est pas le plus grave.

Le marginalisme a pris la forme d'une démence sénile.

Aucun type de raisonnement globalisant "à la marge" ne peut plus être pertinent à notre époque. En effet, il est banal de déclarer que nous vivons désormais dans un monde physique fermé, mais la réalité est que ce monde physique se ratatine : effets cumulés du pillage de la planète par les révolutions industrielles et les guerres, accroîssement de la population humaine, limitation physique des capacités d'extraction du pétrole et des minerais de plus en plus sale et dangereuse, découverte par les peuples "laissés pour compte" d'un mode de vie dispendieux des biens communs, destruction des variétés et sites naturels insuffisamment résistants, etc. Ce que les modèles économiques considèrent comme des externalités devient primordial pour chacun de nous localement et dans notre vie prochaine.

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Exemple de raisonnement économique marginaliste (retraduit en langage courant, parmi diverses considérations savantes sur l'évolution des taux d'intérêt au cours d'une chronique radiophonique) : "je dis qu'une averse fait baisser le niveau des flaques d'eau; en effet, après la pluie, il y a toujours du soleil...". Ce qui caractérise le marginalisme, c'est un pseudo raisonnement à partir d'un détail savamment présenté, en remplaçant les conditions aux limites par une référence taboue, comme le "principe de subsidiarité", ou par une profession de foi comme le "retour à l'équilibre" alors que par ailleurs on parle de "dynamisme des marchés" et de "liquidité de l'économie". Dans de telles conditions d'incohérence, le détail originel du raisonnement peut être faux du moment qu'il est modélisé mathématiquement ou pourrait l'être.

Autrement dit, c'est un raisonnement de fou. Malheureusement, la folie n'est pas la seule source de cet acharnement irrationnel. Citons au moins la propagande réfléchie pour la "croïssance" au profit d'intérêts privés, ainsi que les nombreuses manifestations de l'égoïsme frénétique.

Malgré cela, le pseudo raisonnement marginaliste pullule "à droite comme à gauche". Il faut faire croire aux électeurs que la politique et la stratégie consistent à orienter quelques leviers de commande, qu'il s'agit seulement d'être un bon gestionnaire. A ce compte là, tous nos gouvernants sérieux, tous nos dirigeants compétents, nous pouvons les remplacer par un cabinet comptable et par un contrat de syndic de copropriété des biens communs, Voilà une belle économie, et vive la démocratie citoyenne !

Même dans les programmes politiques soucieux de l'avenir, les "solutions" économiques restent imprégnées d'un marginalisme atterrant. Exemple : la proposition de taxer les revenus du capital financier au niveau de ceux du travail ; cette mesure est censée rapporter des dizaines de milliards dans les caisses de l'Etat : comment en pratique et pour combien de temps ? Sur le fond pourrait-on dire, pourquoi taxer les revenus du capital financier seulement au niveau du travail et pas 5,87 % de plus par exemple, y-aurait-il un tabou là derrière ?

Un retour aux fondamentaux de l'économie s'impose d'urgence : voir le billet à propos du blog de Paul Jorion.

Remarque finale. Il y aurait une thèse à faire sur le mode de pensée en marginal, le comportement en citoyen marginal, la création en artiste marginal, etc. Mais, ce serait une thèse marginale de plus... Sauf si elle s'intéressait enfin à la fondation d'une existence humaine non marginale.

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