Mot-clé - Sadisme

10 août 2013

Souvenirs brisés

Billet rédigé à propos de "Je me souviens" de G. Pérec, récemment réedité : profitons-en pour saluer l'opportunisme des éditeurs, si attentifs aux intérêts des lecteurs potentiels des générations du baby boom d'après la guerre 1939-45, probablement avec une traduction en chinois, en application de leurs plans marketings trimestriels d'ouverture aux marchés d'avenir.
=================================================================================

En vérité, cela me rend furieux de lire ces petites phrases en brochette qui commencent toutes par "Je me souviens".
Ce type m'impose sa propre démarche, pas à pas, selon son rythme à lui, tout en me disant ce que je dois regarder et ressentir à chaque instant.
Si nous étions dans une passe dangereuse en haute montagne, et s'il était mon guide, et que je sois sujet au vertige, je comprendrais. Mais là, dans l'exercice de sa litanie en rap anomique, ce tortionnaire m'oblige à détruire mentalement mes univers et mes jouets d'enfance, un par un, par démembrations aléatoires, pour y substituer les débris des siens.
=================================================================================

"38
Je me souviens d'être tombé sur la tête dans la cour de récréation sans savoir comment. "

Et tu t'es senti tout chose, mais personne ne s'en est aperçu, et cela ne t'a pas posé de question ?
==================================================================================

La colle UHU et les Carambar existent toujours : comment communiquer le souvenir de sensations d'antan face à la réalité présente ?
Il faut plus que de la littérature et de la mathématique.
==================================================================================

Photo220.jpg La colle épaisse blanchâtre en jolis tubes jaunes rigides imprimés en noir, les enfants du demi-siècle la considéraient comme une nouveauté; on en mettait beaucoup trop, alors cela ne collait pas bien ou pas du tout, et l'odeur se répandait.
Il existait aussi à l'époque une marque de colle liquide en tube qui a disparu depuis. Elle était bien plus forte, et son odeur bien plus agressive, dangereuse on pouvait le croire.
Puis sont apparus massivement les autocollants, les rubans adhésifs, le velcro, les surfaces adhérentes. Et enfin la numérisation, qui a dématérialisé tant d'objets à coller, ainsi que leurs albums, écrins et supports.
A l'échelle de la société, les grands collages ensemblistes (lutte des classes, pratique religieuse, etc) ont perdu leur permanence, remplacés par des collages d'arrangements d'occasion, au gré des modes et des manipulations. En revanche, les institutions d'agglutination à la poursuite du bonheur personnel, courriers du coeur, clubs de vacances, réseaux sociaux... ont prolifèré.

Et toi, tu voudrais me fixer au sparadrap du capitaine Haddock ? Et tu tiens à me dire que tu te souviens de l'odeur de la colle UHU ? D'accord, j'en parlerai à mon chien.
==================================================================================

Moi, je sais pourquoi j'ai oublié.

17 sept. 2011

La société machinale des "visiteurs du soir"

Les Visiteurs du Soir, en anglais The Devil's Envoys, est un film fantastique moyen-âgeux de Marcel Carné sorti en 1942 pendant l'occupation allemande.

Les visiteurs du soir, ce sont les troubadours qui arrivent à la cour enjouée d'un baron châtelain pour demander son hospitalité. Ce baron va marier sa fille à un autre noble des environs. Mais les troubadours sont deux séducteurs, un homme et une femme, plus un personnage qui est le diable...

Le film raconte la machination diabolique, le jeu des séductions croisées et des jalousies, l'éclatement de la haine, le duel à mort des deux nobles chevaliers en grande pompe devant leur cour au complet, la fuite du baron avec la troubadour séductrice, etc. En revanche, le diable échoue face à l'amour pur qui s'est déclaré entre le troubadour et la fille du baron. La dernière scéne montre le diable fouettant avec rage le couple qu'il vient de prétrifier mais dont il croit entendre encore battre les coeurs.

Si seule la pure passion peut résister au diable, il n'est pas étonnant que la censure de l'époque ait autorisé la parution du film.

Le film ne comprend pas d'effets spéciaux au sens actuel, en tous cas pas de gouffre infernal ni d'apparition démoniaque, mais la reconstitution historique apporte son lot d'étrangetés et de jolies barbaries. Les suggestions infernales sont présentes dans les images, le diable est parfois menaçant en paroles, et périodiquement, une ronde d'enfants vient perturber les personnages par des comptines piquantes.

DSCF0118.JPG

A présent, on peut voir ce film célèbre de divers points de vue, pas seulement au plan de la forme mais surtout sur le fond.

Conformément sans doute à l'idée du scénario d'origine, si l'on admet que les personnages sont des victimes manipulées par les visiteurs du soir, alors le diable est le maître du jeu, le seul à développer un projet (en l'occurrence un projet de destruction). Il est de fait l'unique personnage puique les autres sont réduits à l'état de pantins. On ne peut pas croire à son échec final. Peu importe d'ailleurs. Car alors ce film ne nous dit plus rien.

A l'inverse, nous pouvons choisir de voir ce film comme le déploiement d'une révélation sadique. C'est alors la mécanique humaine de la pesanteur sociale, mais aussi l'engrenage des sentiments naturels et des passions libérées qui nous sont décrits. Le diable, dans cette affaire, ne sert pas à grand chose au-delà d'un rôle d'entremetteur cabotin et de quelques suggestions infernales pour le décor. Attention aux chocs sur notre petit confort mental dans notre société machinale, nous n'éviterons pas les étincelles des rapprochements avec telles ou telles péripéties de nos propres existences !

Notre grand écran TNT, notre box Internet, notre portable à tout faire... sont-ils nos visiteurs du soir ?