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29 août 2011

Sociétés virtuelles du Web : perversion intégrale ou refondation éthique de la société

Les nouvelles technologies informatiques, les réseaux sociaux, les portables s'ajoutent aux miracles quotidiens de l'énergie, des transports, etc. pour nous ouvrir des pouvoirs immenses, encore peu exploités aujourd'hui en 2011, de réalisation de nos désirs d'individus sociaux.

Ces nouveaux pouvoirs devraient nous inquiéter. En effet, si notre avenir commun est anticipé par le comportement actuel de certains personnages tout puissants particulièrement "connectés", ce sont d'abord nos pulsions primaires qui vont se développer comme jamais ! Vu d'ici, c'est un bien joli monde de folie organisée et de barbarie planifiée que nous préparons. Si nous en doutons, la dissolution des moeurs des gosses de riches et des enfants caïds au cours des décennies récentes nous le confirme. Surdéterminés par des pulsions d'imitation compétitive, suréquipés et surpuissants en réalité comme en rêve, ils sont les miroirs de notre avenir social. Les oeuvres de Bret Easton Ellis et de Roberto Saviano en apportent récemment des descriptions dérangeantes dans des genres littéraires différents, et ce ne sont pas des oeuvres isolées ni dépourvues d'antécédents.

Admettons que nous n'acceptions pas complètement ces perspectives. Alors, quel sens futur pouvons-nous donner à la morale sociale et à l'éthique personnelle ?

Par la diversité, l'ampleur et la fréquence des innovations techniques concentrées sur un petit siècle, le niveau des changements est complètement nouveau, aussi bien à l'échelle individuelle qu'à celui de la société dans son ensemble. Nos fondements sociaux sont inadaptés à ce niveau de changement, pourtant rarement mis en cause, comme si nous pouvions attendre qu'une catastrophe pédagogique élimine une grande partie de l'humanité. Evidemment et malheureusement, ce n'est pas en scrutant notre passé que nous pouvons trouver l'inspiration d'une telle fondation. Au contraire, la reconstitution d'émotions historiques, la nostalgie d'aimables conventions, la réanimation de valeurs justement oubliées, la réinterprétation de concepts poussiéreux, offrent autant de distractions respectables pour ignorer les changements ou les observer passivement. Que le prétexte de la complexité du monde moderne est bien commode, pour justifier que l'on s'agrippe à l'ordre des choses du passé !

Essayons donc plutôt l'anticipation romanesque, forcément dans le genre libre et sulfureux, afin de prendre un temps d'avance sur l'évolution qui nous emporte.

Imaginons notre société dans un futur proche, livrée aux péripéties d'une compétition intégrale sur fond de subversion morale outillée par les technologies informatiques - une très chouette société de roman, hiérarchisée, cynique, hédoniste, fétichiste, où se mêlent érotisme, passion ordinaire et sensualité perverse, beaux sentiments et manipulations meurtrières ! C'est une société vibrante d'opportunités pour les vainqueurs comme pour les vaincus. Pour tous, la vie est un jeu. A tout instant, en toutes circonstances, chacun se vit comme le concurrent ou comme l'instrument des autres, souvent les deux à la fois, dans la surenchère masturbatoire.

Vous trouvez l'odeur de la perversion trop forte ? Hélas, presque chaque jour, les titres des actualités nous présentent des échantillons de vilénies bien pires, les pulsions sauvages des individus dominants, l'arrogance experte des faux savants, la représentation grossière de nos désirs par la publicité, la mise en péril de populations pour des motifs égoïstes, l'exploitation lucrative de la nature humaine et des ressorts sociaux, etc. Comment nos sociétés virtuelles pourraient-elles éviter d'en être les creusets, les catalyseurs et les diffuseurs dans "la" société ?

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Le vrai scandale, c'est l'absence d'une loi commune des sociétés virtuelles.

(Note. Nous appelons sociétés virtuelles des composantes organisées de la société réelle sur le Web, comme le sont déjà en germe les réseaux sociaux et les groupwares de coordination de grands projets de travaux, mais à la différence d'univers imaginaires comme certains jeux vidéo, et à la différence de communautés Web simplement instrumentales comme les sites de discussion).

Nous n'allons pas brandir l'étendard des peureux rétrogrades et des opposants compulsifs aux chemins de fer, au téléphone, au Minitel, à Internet, etc. Dans notre discours, ce ne sont pas les innovations technologiques qui déterminent notre avenir, mais l'usage que nous en faisons pour nos évolutions personnelles et sociales.

Dans le cas des sociétés virtuelles, c'est l'évolution de nos modèles sociaux qui va s'accélérer et se démultiplier, s'imposer à tous à tout instant. Nous disons qu'il est grotesque de laisser cette évolution en mode automatique, que c'est un gâchis stupide !

En effet, en l'absence de loi commune, les sociétés virtuelles ouvrent tout notre univers mental au bouillonnement, à la réplication et à la mutation de nos caractères sociaux quasiment inchangés depuis le néolithique, tout en multipliant la puissance et la fréquence de leurs manifestations. C'est une exquise implosion de nos sociétés humaines historiques qui va se produire, naturellement et totalement dans toutes les dimensions sociales, avec un assentiment quasi général, du fait de la curiosité pour la nouveauté, de la magie des annonces, de la neutralité supposée des technologies par rapport aux catégories, croyances, etc. C'est un autre facteur qui entraînera l'irréversibilité : la tétanisation volontaire des individus par la multiplicité des sollicitations simultanées. (Note. La tétanie mentale sous une avalanche de sollicitations diverses même pas forcément incohérentes est un facteur de comportement suicidaire reconnu dans certains accidents ferroviaires imputés à l'"erreur humaine"; moins pudiquement, il s'agit d'un dépassement des capacités mentales du conducteur de train, qui a pris personnellement la décision la plus radicale pour le faire cesser; à l'opposé, nous parlons ici de tétanisation volontaire, peut-être faudrait-il dire autohypnose ?). On peut imaginer le stade ultime d'un tel monde unanime, celui d'automates humains hyper concentrés sur l'instant, mais futiles et primaires, dénués de conscience autonome, incapables d'imagination construite.

Les manipulations géantes du marketing marchand au travers d'Internet ne sont qu'un effet visible, parmi d'autres, de cette dynamique profonde lancée à toute allure sans contrôle. Bien plus suggestive de la puissance massive de cette dynamique, est la présence réduite aux habitudes machinales de nos contemporains dans les lieux publics, nous tous, absorbés dans des conversations à distance, au moyen d'engins minuscules dont personne autrefois n'aurait imaginé l'emprise proliférante. On peut en rire, on peut ridiculiser le vide convenu de certaines conversations, personne n'y échappe. On peut considérer les drogués des jeux sur Internet comme des anormaux, ils ne font néanmoins que manifester une pathologie relative dans un phénomène général. Notre cerveau humain n'est certainement pas conçu pour l'exercice que nous lui imposons dans notre utilisation des nouvelles technologies; l'ouverture permanente à de multiples sollicitations instantanées se fait aux dépens d'autres facultés.

Dans ces conditions, les improvisations libératrices par d'hypothétiques créateurs d'éthique n'auront jamais d'impact général ni permanent, même pas pour maintenir une illusion de variété dans l'imaginaire social; leurs créations seront intégrées, comme les créations des hackers dans un autre domaine, dans la méga programmation auto adaptative du système. Et les gros malins qui prétendent libérer quelques démons mineurs d'une manière inédite grâce aux nouvelles technologies, afin d'éduquer l'être humain ou de le prémunir d'autres maux bien pires, sont de grands naïfs, des illuminés ratatinés dans leur logique étriquée, des illusionnistes criminels contre l'humanité. Sur ce point, l'histoire factuelle des temps modernes est en accord avec la sagesse des siècles. (Note. Un exemple particulièrement édifiant est celui de l'économie libérale, à l'origine fondée par des moralistes selon leurs arbitrages d'époque).

Si les sociétés virtuelles nous emportent dans une régression catastrophique selon une pente naturelle, il n'y aura pas de maître sorcier ni de protection ultime pour nous en sortir, parce qu'il n'y aura plus d'ailleurs, plus d'autrement, pour aucun individu ni pour "la" société.

Il faut une puissance légitime et pérenne pour écarter la perspective de cet avenir minable, influencer immédiatement son processus naturel de réalisation. Il est évident que l'on n'agira pas sur ce processus par des interdits intangibles au nom du Bien et du Mal, ni même simplement au nom des droits de l'homme, dont les expressions historiques résonnent déjà étrangement. Il serait également dérisoire de proscrire telle ou telle possibilité technique supposée néfaste. En revanche, il est possible de maîtriser le processus par ses productions et dans ses modes d'action, en exprimant des exigences indépendantes de la mécanique interne du processus mais réalisables par cette même mécanique. Pour cela, nous avons seulement besoin d'un fondement éthique provisoire, traduit dans une pratique raisonnable, rien de plus.

L'idée de loi commune que nous proposons est la suivante :

  • que les finalités de toute société virtuelle doivent s'intégrer à des finalités d'intérêt général,
  • que toute société virtuelle doit, dans sa constitution et son fonctionnement, complètement refléter ses finalités propres et seulement celles-là.

Note. Les finalités, au sens de cette proposition, doivent être comprises comme de grands objectifs atteignables par des étapes définies et réalistes. A l'opposé, les discours d'intentions sur les "fins", les catalogues de "valeurs", l'exhibition de "solutions" aux défis d'actualité... devraient être considérés comme les expressions d'une volonté d'enfumage ou d'une incompétence crasse.

Mais alors :

  • qui définira nos "finalités d'intérêt général" applicables aux sociétés virtuelles, sur quelles bases, pour quelle durée de validité, avec quelle légitimité,
  • qui jugera qu'une finalité proposée pour une société virtuelle est dans l'intérêt général (du moment) ou non,
  • qui imposera la transparence des sociétés virtuelles et leur soumission à la loi commune,
  • qui vérifiera sur le fond la conformité des sociétés virtuelles à leurs propres finalités, à quelle fréquence ?

Tant mieux si ces questions vous semblent à présent de première importance !

Voyons sommairement la question du "qui". L'examen d'organismes établis dans le combat moral par des actions techniques fait apparaître, en regard des exigences de nos propositions pour les sociétés virtuelles, des éléments exemplaires mais aussi des carences béantes à méditer. En voici un échantillon représentatif : le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme, les instituts de normalisation, les ONG de défense de la planète, les agences de sûreté nucléaire, les officines de notation financière, les points de contact nationaux des Principes de l'OCDE, les services spéciaux de sécurité informatique, en France le comité d'éthique.

Nous voyons bien qu'il est difficile, dans la société réelle et encore plus dans un monde en évolution galopante, d'exprimer un choix de finalités, d'organiser la légitimation de ce choix, d'adapter les moyens et la répartition des pouvoirs en vue de la réalisation des finalités. La confusion entre finalités, valeurs, mots d'ordre, moyens, compétences... est épouvantable. Mais on s'en occupe !

Or, il est incomparablement plus facile de donner des finalités et de les réaliser dans les cadres relativement étroits que sont ou seront les sociétés virtuelles. C'est justement là l'opportunité à ne pas manquer.

Pour conclure.

Ou bien nous laissons notre monde réel se projeter tel quel dans les sociétés virtuelles émergentes et à venir; nous laissons nos caractères humains génétiques et les logiques historiques de nos fondations sociales s'amplifier au travers des nouvelles technologies. De toute façon, comme nous avons déjà par ailleurs la certitude d'une catastrophe planétaire à venir du fait de l'action humaine, la perspective d'une régression sociale et individuelle de l'espèce humaine, massive et irréversible, peut paraître secondaire, et même favorable sous certains aspects.

Ou bien nous faisons un usage raisonnable des sociétés virtuelles, et peut-être ce bon usage nous permettra de faire évoluer notre monde réel pour le sauver de nos certitudes.

19 août 2011

Pour une théorie générale des sociétés virtuelles du Web

Voici un billet ambitieux. Heureusement, le format du blog oblige à la concision.

De quoi parlons-nous, au fait ?

Tout d'abord, sur la "différence" entre société virtuelle et société réelle, nous considérons :

  • que les sociétés virtuelles existent depuis l'aube de l'humanité, "la" société réelle comprenant naturellement de nombreux éléments virtuels plus ou moins réalisés
  • que l'apport le plus important des technologies Web est de nous donner la capacité de réaliser des sociétés virtuelles aisément
  • qu'une société virtuelle repose sur l'équivalent d'une constitution étatique spécifique comprenant des règles de fonctionnement, une discipline
  • qu'une société virtuelle se concentre sur des finalités pratiques qui seraient inatteignables ou difficilement atteignables hors de cette constitution, de ces règles, de cette discipline particulières
  • qu'une société virtuelle est plus qu'un jeu, plus qu'un instrument, plus qu'un media; c'est une composante de la société réelle
  • que la réalisation de multiples sociétés virtuelles représentera une évolution de "la" société humaine

Ne confondons pas société virtuelle et utopie; une société virtuelle ne vise pas à devenir "la" société, ni à l'évasion hors de "la" société.

Ne confondons pas société virtuelle et monde imaginaire, ou univers parallèle. Bien qu'un monde imaginaire puisse être très organisé et très réel au travers de son influence sur le comportement des humains, la société virtuelle s'en distingue par plusieurs caractéristiques :

  • elle prend "la" société et l'humanité existantes, puis ses évolutions, comme des données imposées
  • elle est entièrement tendue vers la réalisation de ses propres finalités pratiques dans le monde réel.

Ne confondons pas finalités et valeurs. Une finalité est un objectif à réaliser, dans un délai mesurable (exemple : reconvertir l'agriculture française à l'écologie) ou en continu (exemple : transmettre les compétences personnelles). En soi, une finalité ne véhicule aucune valeur. Dans la société, l'opération de choix des finalités relève de la politique; mais une finalité, c'est le contraire d'un discours fumeux; la réalisation d'une finalité doit être atteignable et les moyens concrets, les étapes pour y parvenir doivent pouvoir être définis.

Dans l'histoire, les exemples les plus évidents de sociétés virtuelles réalisées, ce sont les sociétés de compagnons artisans de métiers, en particulier ceux qui ont contribué à la construction des grands ouvrages de leur époque. Plus récemment, on retrouve les caractéristiques de sociétés virtuelles dans les équipes de grands projets novateurs ou transformateurs de la société, de l'environnement, etc. Concernant le Web, des expériences récentes telles que social Planet (http://www.social-planet.org/) ou Friend Of A Friend (http://www.foaf-project.org/ dans une interprétation plutôt informaticienne), entretiennent la flamme dans les ténèbres bruyantes des fausses solutions promues par les batteleurs.

Pourquoi si peu de réalisations ?

Ce qui empêche l'émergence des sociétés virtuelles sur le Web :

  • l'absence de référentiels d'intérêt général maintenus comme tels sur le Web (en gros, il s'agit de : dictionnaires et encyclopédies versionnées, collections de journaux)
  • la trahison des technologies du Web, au profit d'un réseau consacré prioritairement au trafic commercial à partir de serveurs centralisés (le "Web 2" = un concept marketing), les rares services d'intérêt commun servant de pots de miel aux fins d'analyses statistiques à destination marchande et à des fins manipulatoires
  • le confinement de l'ergonomie à l'utilisation individuelle d'ustensiles, au lieu d'envisager même modestement la création de modes d'expression nouveaux entre des personnes
  • le pouvoir normalisateur des quasi-monopoles de l'informatique, axés sur l'optimisation de leur puissance et de leur profit
  • la tétanisation des "moutons électriques", automates humains jouisseurs drogués d'émotions, tous conformés aux mêmes stéréotypes de réalisation de soi
  • l'incompétence de la plupart des penseurs littéraire à comprendre la technique dans ses aspects pratiques
  • l'incapacité de la plupart des scientifiques à l'expression d'une pensée réfléchie en l'absence de certitude formelle
  • l'influence persistante de courants intellectuels dogmatiques, ignorant les changements rapides du monde (la radio date des années 40, la télévision des années 50, mais l'explosion de la population humaine et le début de la catastrophe écologique, qui sait les dater...)
  • l'abscence de convergence entre l'intérêt général et le modèle d'une société régie par l'économie monétaire (exemple : les brevets en comparaison de la gratuité des idées)
  • la difficulté, en régime démocratique (autrement, la question ne se pose pas), de légitimer une définition de l'intérêt général dans un contexte et pour un futur propre à l'action (voir le vide de la plupart des "programmes" politiques en termes de finalités concrètes)
  • etc, etc

Plus que tout cela, il existe un déficit de réflexion des sciences sociales sur ce qui fait "la société" dans les situations et contextes de notre vie courante.
Car voici les démarches intellectuelles très fréquentées, très respectables par ailleurs, dont nous n'avons PAS besoin dans notre démarche de création de sociétés virtuelles :

  • la réflexion sur "la" société humaine, ou sur les sociétés en tant qu'entités autosuffisantes par la combinaison floue de logiques identitaires et de ressorts universels
  • l'analyse psychologique de l'inconscient collectif
  • l'enquête des motifs transcendants de la société
  • la modélisation historique transverse à découpes thématiques (jeux, medias, sexualité, gestion budgétaire,...)
  • la réflexion politique, en particulier lorsqu'elle prétend se fonder sur des valeurs.

Considérons plutôt la relation sociale de la vie courante comme l'expression d'une étiquette (qui peut dépendre des personnes, du lieu, du moment, de l'environnement, etc) et admettons comme hypothèse de travail que les interactions sociales reposent sur des comportements physiques et mentaux quasi-mécaniques. A ce stade de dépouillement, osons même gommer le mot "quasi".... Alors, nous nous libérons de nos pesanteurs mentales d'individus noyés dans "la" société et nous pouvons alors envisager de construire de vraies sociétés virtuelles sur le Web, à finalités limitées, afin de réaliser concrètement ces finalités-là.

Alors, les valeurs sociales, l'identité personnelle, l'inconscient, même le langage... ne sont PAS à considérer comme donnés a priori dans la constitution d'une société virtuelle. La liberté dans la création de l'étiquette sociale adaptée à chaque société virtuelle doit être totale, afin que la société virtuelle puisse être entièrement tendue vers ses finalités propres. Notre essai sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/) est sans doute le premier à traiter cette constitution complètement pour son sujet.

Sinon, la malédiction "le message, c'est le media" écrase tout, et le Web marchand prend toute la place !

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Tentative de classification et d'illustration

Dans un but de recherche théorique prospective, ce serait une erreur fondamentale de classer les sociétés virtuelles du Web autrement que par leurs finalités. En effet, c'est la finalité de chaque société virtuelle qui fonde sa convention constituante originale, comprenant ses règles de fonctionnement spécifiques (comment on s'inscrit, comment on s'en va), la discipline particulière imposée aux membres, etc, en pratique incarnées dans une étiquette sociale. Quel est le champ des finalités possibles, comment en déduire les éléments adéquats à placer dans la convention constituante ? Telles sont les questions à traiter; c'est un immense terrain vierge pour les sciences sociales...

En revanche, une classification par type de constitution, par type de fonctionnement, par type de discipline, peut servir d'aide au diagnostic des maladies des sociétés virtuelles. Par exemple, si le coeur de la constitution n'est qu'un répertoire de valeurs-doudoux et de mots d'ordre de propagande, si la discipline implique un formatage des esprits, si les règles de fonctionnement asservissent les personnes.. alors on peut dire que la société virtuelle examinée est non seulement contraire à l'intérêt général mais monstrueuse. On pourra se reporter à l'exemple imaginaire (pas pour longtemps, hélas) esquissé dans un billet précédent, associant l'enfer et le paradis dans son titre.

Un premier facteur différenciant des sociétés virtuelles est la durée de vie, autrement dit la durée estimée de réalisation de la finalité ou des finalités. Un deuxième facteur, le degré d'universalité des finalités. Un troisième facteur le niveau d'externalité des finalités par rapport au Web. On peut certainement en trouver d'autres...

Concernant la durée de vie, une société virtuelle à durée de vie réduite s'assimile à une équipe de projet créée pour de grands travaux dans les organisations ou les méga-entreprises. Profitons de cette analogie pour faire comprendre la nécessité d'une convention constituante de toute société virtuelle et pour éclairer l'étendue nécessaire de la liberté de création des éléments de cette constitution, y compris et surtout concernant le langage et les modes d'interactions. En effet, tous ceux qui ont vécu plusieurs années à temps plein dans une équipe de grand projet savent ce que veut dire concrètement le terme de culture d'un projet; sinon, ils découvrent lorsqu'il doivent faire retour à la vie "normale" à la fin du projet, ou pire lorsqu'ils sont reconvertis vers un autre projet en cours de route, à quel point ils vivaient "dans un monde à part". C'est que la culture spécifique d'un projet donné ne sert pas seulement à créer la maison commune des participants venus de plusieurs métiers et horizons, ne sert pas seulement à créer des réflexes, systématiser des façons de faire que l'on considère comme efficaces dans le cadre du projet. Il s'agit bien de la création d'une structure sociale au plein sens du terme, où l'identité des membres est définie par le projet, où la langue parlée est celle du projet, presque incompréhensible pour de nouveaux arrivants (l'affirmation que la langue de travail est l'anglais est une approximation grotesque), où une éthique commune régit sur mesure ce qui peut ou ne peut pas être fait par tel ou tel membre, où des expressions, des tics, sont devenus des déclencheurs coutumiers de recueillement, de rire, de mobilisation etc, etc.... Ce sont là des faits d'expérience, qui vont bien au-delà de ce que décrivent les manuels de gestion de projet (non pas que ces manuels soient défaillants, ils restent au niveau de la théorie et de la technique pure). Que se mélangent dans cette culture des éléments incidents dans l'histoire du projet et des éléments fondamentaux issus des finalités du projet, c'est une évidence. D'ailleurs, il est souvent dommage qu'une partie des seconds soient découverts en chemin dans les projets réels : voici encore un sujet d'études...

Nous ne développerons pas d'argument spécifique à l'axe particularisme / universalité. Il est grossièrement évident que des finalités qui ne concernent qu'une partie de l'humanité sont a priori plus faciles à traduire dans une société virtuelle, mais il est tout aussi évident que cette facilité peut être un piège.

Le troisième facteur, celui du niveau d'extrusion des finalités, traduit la différence entre une société virtuelle dont la finalité unique serait un produit sur le Web (par exemple une encyclopédie nourrie de contributions multiples), par rapport à une société virtuelle où le Web serait purement instrumental (par exemple, une association de randonneurs parcourant zone géographique précise). Ces deux cas extrêmes sont probablement insatisfaisants par rapport à l'ambition générale d'une société virtuelle, mais il peuvent servir à caractériser des types de conventions constituantes.

C'est pour quand ?

Espérons que nos travaux sur les sociétés virtuelles faciliteront prochainement la publication d'un best seller par un auteur célèbre ou l'apparition de la thèse lumineuse d'un nouveau génie du siècle, pour que les éléments nécessaires au changement social majeur par la réalisation des sociétés virtuelles soient connus, correctement exprimés et développés.... Car nous n'en avons pas la capacité.

C'est certainement plus important pour l'humanité que la connaissance de l'univers galactique et plus crucial pour son avenir, face aux périls qui la menacent, qu'une invention miraculeuse supplémentaire.

Dans cet espoir, nous nous permettons de renvoyer le lecteur curieux à notre essai sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/) et aux autres billets du blog.

11 août 2011

Société virtuelle, l'enfer avant le paradis

De récents événements nous révèlent, s'il en était encore besoin, les usages des portables et des réseaux sociaux dans la promotion, la mobilisation et l'exécution coordonnée d'opérations collectives : braquages, manifestations de rue, réunions festives, propagations de rumeurs, etc.

Des gouvernements annoncent des mesures policières, en réaction tardive aux dangers ressentis de désagrégation sociale.

Ces mesures sont peut être adaptées à l'éradication d'effets destructeurs du contexte actuel, elles ne sont pas à la hauteur des risques à venir.

En effet, demain, un degré bien supérieur dans le pire sera franchi, ce sont de nouvelles hordes de monstres effroyables que la société virtuelle pourra créer chaque semaine.

Nous connaissons la capacité de la nature humaine à créer de tels monstres. Et nous savons aussi que les gros monstres voraces et affreux, qui poussent des cris horribles, ne sont pas les plus dangereux. Le danger ne vient pas des innovations techniques, il vient de nous-mêmes.

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L'enfer délectable en variété infinie

Par exemple, c'est un enfer délicieux que nous offrirait un type de réseau social, par la transposition des méthodes de la télé-réalité sur des valeurs "club" avec un type d'organisation inspiré des univers ludiques ! On peut en imaginer des variantes à l'infini.

Par l'exploitation de l'esprit de compétition et de son alter ego l'esprit de conformisme, en procurant l'impression d'une liberté de création infinie à l'intérieur d'une discipline sécurisante, des sociétés virtuelles bien construites offriraient une palette d'éthiques et de vies symboliques aux êtres humains. Cette exploitation systématique apporterait automatiquement ses risques d'excès, d'abord par l'asservissement de quelques pauvres âmes immergées, ensuite par la fissuration galopante des fondements éthiques de la société réelle, dont les quelques principes universels pourraient alors disparaître complètement pour laisser place à des combinaisons temporaires et locales d'éthiques des sociétés virtuelles dominantes.

Histoire de me faire comprendre, je donne une illustration, en quelques lignes, d'un tel "enfer sympa" de société virtuelle, une forme organisée de compétition individuelle et de réalisation collective. (NB. Je signale en passant que ce nous appelons le "monde économique" représente une anticipation d'un univers virtuel destructeur de la société réelle, mais ses caractères de monstre primaire apocalyptique sont actuellement trop pesants pour une simple illustration, et la prise de recul vis à vis des points de vue habituels exigerait un effort trop considérable).

L'accès au "club" est réservé aux membres, répartis en plusieurs niveaux. Pour passer au niveau supérieur, il faut réaliser des exploits afin d'accumuler un nombre de points et bénéficier d'une "promo club". Un exploit, c'est une scénette jouée en groupe sur un lieu public par des membres du club. La réalisation de l'exploit doit avoir un caractère particulièrement déplacé ou offensant sur le lieu public considéré; l'exploit doit être exécuté rapidement et sans laisser de trace indélébile, en présence d'un public non prévenu. Tout membre ayant le niveau requis peut être sollicité par le club pour participer à un exploit en cours de définition ou créer soi-même un scénario d'exploit d'après des éléments de scénarios proposés par le club. Un exploit exige la participation de plusieurs membres, et sa réalisation doit être authentifiée par les enregistrements vidéos des portables "logit club" de chaque membre participant, en vue d'être publiée sur le site Web du club en synthèse choc - les meilleurs exploits de la semaine, sélectionnés par des membres choisis au hasard, apportent un supplément de points à chaque participant en fonction de son rôle. Les membres du club sont anonymes, dissimulés par un pseudo sympa, de sorte qu'on ne sait pas avec qui on va réaliser un exploit. Le club sert d'agence de voyage, car les exploits peuvent se dérouler n'importe où dans le monde. On dit qu'au niveau supérieur, les exploits peuvent comporter une partie privée complètement débridée, que la compétition y est tellement intense que les perdants le payent parfois de leur vie, mais ce sont probablement des légendes. Toutefois, certains se débrouillent pour ne jamais atteindre le niveau supérieur, au prétexte qu'ils trouvent leur satisfaction dans les exploits du niveau juste en dessous. De toute façon, on peut s'amuser à parier sur la réalisation de tel scénario en projet, ou sur la montée de tel membre du club à un échelon supérieur....

La technologie disponible ne permet pas encore l'instrumentation d'un tel club, pas dans les détails qui feront la différence avec le moyen-âge technique actuel, mais on y arrivera, c'est certain (observez par exemple sur http://www.clubic.com/, semaine après semaine, les ressorts à l'oeuvre et leurs productions). En revanche, l'organisation, les règles du jeu social... peuvent paraître déjà banales, donc autant dire qu'elles s'imposeront d'elles-mêmes, sauf qu'il ne s'agira pas seulement d'un jeu sans conséquence sur la vie des gens ni sur la société réelle. Comment ne pas voir que la participation d'un individu à un tel club ne pourrait être que définitive, et que ce type de club pourrait être décliné à l'infini afin de pouvoir répondre à l'ensemble des penchants (auto-) destructeurs de l'humanité ?

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Fin de la société ou renaissance ?

Il est certainement possible de résister aux effets réels des puissances infernales des créations sociales virtuelles à venir, et même mieux, de les utiliser pour refonder une société réelle.

A l'intérieur des sociétés virtuelles, la résistance se fera naturellement par la relativisation de leurs règles arbitraires par les participants eux-mêmes, et à l'inverse, dans la société réelle, par l'acceptation réfléchie de règles sociales éthiques universelles. Autrement dit, il s'agira de rediriger sur les sociétés virtuelles toute la puissance imaginative de contestation et de tricherie de la nature humaine, en utilisant leur propre moteur de négation de la société réelle, au profit de cette société réelle. Cela ne pourra fonctionner, évidemment, que si la société réelle représente autre chose qu'un monde imaginaire parmi d'autres, autre chose qu'un théâtre aménagé, que si la société réelle existe comme un fondement vital qui mérite d'être défendu.

Pour cela, il sera indispensable de créer des sociétés virtuelles d'intérêt général : voir par exemple le libre de Dominique Perry-Kollo sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/).

3 août 2011

Du progrès en ergonomie ?

Les appareils de photographie numérique sont concurrencés par les téléphones portables. Les photographies prises par ces derniers sont considérées par beaucoup d'utilisateurs comme bien suffisantes en qualité, d'autant plus que leurs fichiers informatiques sont d'emblée adaptés à la publication telle quelle sur le Web.

Il existe probablement un autre argument au succès des portables : celui de la stagnation ergonomique des appareils de photo numérique.

J'utilise assez régulièrement deux appareils de photo numérique de générations différentes.

Mon premier appareil se distingue par son zoom optique facteur 10, son petit écran orientable... mais ses batteries rechargeables sont d'un modèle spécifique, heureusement que l'on trouve des batteries compatibles à moins de 15 euros sur le Web à la place des batteries d'origine 10 fois plus cher sur le marché libre.

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Mon second appareil est tout récent, tout numérique, tout plat, tout petit et poids plume, tout de même avec un zoom optique 3x.

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A l'évidence, l'aspect du premier engin fait ringard en comparaison du nouveau. De loin, on le prend pour une caméra, à cause de son gros nez qui abrite son optique plus élaborée.

Mais, du point de vue de leur utilisation, les deux appareils sont très voisins :

  • - ils ont un mode automatique qui permet de tout faire, de la photo de paysage à la photo de fleur en détail
  • - ils nécessitent un minimum d'apprentissage pour la manipulation courante de boutons de fonctionnalités voisines
  • - ils utilisent l'écran pour des dialogues similaires de réglage de l'appariel ou de parcours des photos enregistrées.

Les différences sont ailleurs :

  • - le premier appareil dispose d'un plus grand nombre de boutons fonctionnels alors que le second concentre les fonctions sur et autour de quelques boutons
  • - un manuel papier complet est livré avec le premier, un manuel simplifié sur papier et un manuel complet sur cdrom avec le second
  • - un driver spécifique est nécessaire pour le premier sous Windows (mais pas sous Linux), alors que le second fonctionne avec un driver standard (sous XP et +) sans installer aucun des logiciels spécifiques livrés sur le cdrom
  • - 760 g contre 180 g
  • - photos à 180 dpi contre 72 dpi dans les modes courants, malgré seulement 3 mégapixels contre 14 mégapixels (mais qu'est-ce que cela peut bien signifier à l'échelle humaine ?)
  • - ...

Les questions d'un utilisateur "normal", alors que plus de 10 ans séparent les deux engins, seraient plutôt les suivantes :

  • - pourquoi les manuels sont-ils encore un mélange d'essentiel et d'accessoire, sans jamais fournir aucun exemple de photo numérique que l'on peut réaliser avec ces appareils ?
  • - pourquoi les informations techniques sont-elles de moins en moins explicites, même celles qui intéresseraient l'internaute utilisateur ?
  • - pourquoi, malgré l'augmentation des capacités de mémoire embarquables, ne peut-on pas consulter le manuel complet directement sur l'écran de l'appareil ?
  • - pourquoi n'existe-t-il aucune aide intégrée en cours d'utilisation, avec possibilité de choix de la profondeur de cette aide selon le niveau d'expertise ?
  • - pourquoi les questions d'ergonomie sont-elles traitées secondairement en rapport à des innovations technologiques (écran tactile, vision 3D, etc.) ?
  • - etc.

NON, je ne souhaite pas que mon appareil de photo numérique dispose un jour d'une liaison Internet, d'un GPS, d'un agenda, etc. C'est pourtant bien ce qui va se passer, fatalement, si la stagnation ergonomique persiste. Et alors, tout aussi fatalement surviendra l'évolution de l'appareil de photo numérique comme témoin rapporteur intelligent de nos exploits sur commande, mis en scène dans de sympathiques compétitions organisées à l'intérieur de réseaux sociaux par des clubs de tous bords.... A côté de ce futur-là, celui de Big Brother, c'était de la rigolade.

26 juin 2011

Décentralisation sans subsidiarité

Une société virtuelle à finalité simple, conforme à la nature décentralisée du Web, ne peut être soumise au "principe de subsidiarité" ! Ce n'est pas une affirmation gratuite, ce refus est absolument vital pour échapper à l'un des plus encombrants boulets conceptuels de notre époque et à ses conséquences monstrueuses.

En effet, un prétendu "principe de subsidiarité", considéré comme une évidence, est incrusté dans les réflexions convenues sur les organisations humaines. Il est au moins implicite dans le discours politique concernant la démocratie occidentale. On gagnerait pourtant beaucoup à remettre en cause ce faux principe, à commencer par les modalités de son application, car il sert trop souvent, dans nos sociétés réelles, à pérenniser une hiérarchie de classes sociales et de systèmes de pouvoir, quelle que soit la nature du système politique. Ce principe soutient la rhétorique floue des discours où n'importe quelles mesures, ou à l'inverse n'importe quelles absences de décision sont directement reliées à des valeurs fumeuses. De cette manière, le "principe de subsidiarité" s'emploie aussi commodément à justifier l'arbitraire que l'impuissance, à prêcher la responsabilité locale qu'à la paralyser sous des strates d'une complexité foisonnante. On peut en trouver des illustrations dans nos états contemporains et généralement dans beaucoup de grandes organisations.

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Que nous dit ce "principe de subsidiarité" ? (NB. La définition et les développements ci-dessous sont issus de la pratique, on pourra utilement les comparer au verbiage bien pensant diffusé par ailleurs).

Que les actions "subsidiaires", c'est à dire les actions de mise en oeuvre détaillée des décisions prises par des autorités, doivent être conduites localement. C'est donc un principe de décentralisation d'apparence parfaitement raisonnable. Sa justification rigoureuse dérive d'une modélisation mathématique anodine, où l'on montre comment on peut répartir de manière optimale des objectifs locaux en vue de réaliser un objectif d'ensemble. C'est pourtant bien ce genre de modèle qui a si bien apporté la preuve de sa pertinence dans notre monde réel au temps de la planification soviétique. Mais il est facile de dire que cette planification a échoué pour des raisons externes ou parce qu'on n'a jamais pu obtenir les bonnes informations au bon moment pour l'alimenter correctement (il est pourtant évident que tout le monde avait intérêt à mentir...). Peu importe ! Pour refonder la réputation du principe de subsidiarité, il suffit de présenter d'autres exemples comme des réussites inconstestables ou, au moins, comme des progrès face à la menace du chaos : l'organisation militaire en cours d'opération, la grande entreprise conquérante à établissements multiples, la gestion scientifique de l'ordre économique mondial... En bref, on ne saurait concevoir une décentralisation efficace que sur la base du "principe de subsidiarité", ou alors il faudrait renoncer à mesurer quoi que ce soit !

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Or c'est précisément là que se trouve le point d'achoppement du "principe de subsidiarité" : son application oblige à la fusion entre finalités, objectifs et moyens, pour y substituer l'action brute mesurable. A cette confusion volontaire s'ajoute la croyance que des experts ou des délégués responsables (devant qui ?) prennent les bonnes décisions qu'au nom de l'intérêt (général ?) commun, on peut décomposer (selon quelle logique ?) en objectifs cohérents jusqu'à un niveau d'exécution adéquat (selon quels critères ?). C'est à ce point que la "subsidiarité" prend son sens : les subsidiaires sont des exécutants, consentants peut-être, mais de simples exécutants, autonomes automatisés en regard de l'objectif qui leur est assigné. Le choix du niveau subsidiaire dans l'organisation est critique : c'est celui où pourront se développer la solidarité, l'entraide, l'imagination, l'optimisation dans l'allocation des moyens en vue de réaliser les objectifs assignés, avec une marge de tolérance en fonction des aléas. C'est aussi à ce niveau que se révèlent, dans la pratique, les contradictions marginales entre les objectifs assignés en résultat de diverses logiques de dérivation ou d'agrégation, sans parler des conflits de moyens, qui peuvent être carrément frontaux.

C'est bien pourquoi, dans certaines grandes organisations, on prétend négocier un objectif individuel par employé en prolongement de la subsidiarité des objectifs au niveau des départements. Par ailleurs, on instaure de ce fait la compétition de tous contre tous dans l'insignifiance de chacun, ce qui permet de masquer les véritables objectifs de l'organisation à ses employés, abusés par une communication abrutissante sur des valeurs décoratives et un projet d'entreprise consensuel de saison.

Il serait facile de multiplier les exemples à l'appui de la nullité pratique du prétendu principe autant que des excès de son instrumentalisation, il suffit de lire un journal quotidien. Il est dommage que la pensée politique et sociale ne se soit guère penchée sur la question de la légitimité démocratique des finalités d'intérêt général, à commencer par l'expression de ces finalités d'une manière bien distincte des "valeurs éternelles", et tout aussi bien disctincte des objectifs et des moyens. En tous cas, si cette pensée existe, elle mériterait une actualisation. Ce serait d'autant plus nécessaire que le faux principe de subsidiarité est associé, dans l'inculture profonde de nombreux personnages, à un pseudo théorème permettant d'assimiler (abusivement) l'intérêt général à l'agrégation des intérêts particuliers, d'où il ressort en pratique que chacun doit considérer son intérêt particulier avant l'intérêt général puisque c'est pour le bien de tous. Il s'agit là de croyances infondées, dangereuses à une époque où les sociétés humaines ne peuvent plus se comporter en parasites d'une planète inépuisable et infinie.

Oui, le "principe de subsidiarité" est un faux principe, absurde, inefficace, dégradant, criminel. Son domaine idéal d'application, c'est un univers de gaz parfait, proche du minimum d'entropie, bien prévisible, purement théorique, complètement inhumain. A la rigueur, on peut l'étendre aux sociétés d'insectes, aux bandes de pillards sur de nouvelles terres, aux nations en guerre de tranchées...

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Dans une organisation de personnes humaines, c'est un principe de non subsidiarité des finalités qu'il faudrait respecter :

  • les finalités, en tant que grands objectifs à long terme, sont les mêmes partout pour tous en tous temps, à l'intérieur de l'organisation considérée,
  • la logique contingente qui permet de répartir les objectifs du moment dans le temps et entre les entités agissantes doit être reliée aux finalités, ainsi que l'allocation des moyens nécessaires pour réaliser ces objectifs, afin d'être comprise et acceptée par les destinataires,
  • cette logique contingente, à la fois stratégique et commune du fait de son association aux finalités, est révisable et fait partie du contrat commun à tous dans l'organisation,
  • etc


Certes, dans nos organisations du monde réel, ce "principe" de non subsidiarité des finalités serait souvent d'application difficile. L'une des raisons en est la complexité dudit monde réel, si brillamment surmontée par la magie délirante du "principe de subsidiarité". Il est en effet, évident que les finalités d'une grande organisation du monde réel peuvent être nombreuses, imbriquées, de diverses natures, positives et défensives, etc,, même en faisant abstraction des aberrations psychologiques des dirigeants ou des contraintes objectives, par exemple concernant la préservation de secrets stratégiques. Mais, n'est-ce pas justement parce que nous ne savons pas, ou nous n'osons pas exprimer nos finalités d'intérêt général ? Et enfin, avons-nous tellement d'autres solutions ouvertes pour sortir de nos impasses politiques et sociales actuelles ?

C'est pourquoi, sur le Web, il convient de développer d'abord la société virtuelle à finalité simple, car elle est relativement facile à libérer des principes d'organisation "efficace" et de leurs pesanteurs mentales. En tant que personnes humaines, à travers la multiplication de ce type de société virtuelle, ce choix nous ouvre un univers où beaucoup de finalités, jusqu'ici considérées comme lointaines, deviennent atteignables.

Sinon, le monde virtuel du Web restera une extension instrumentale du monde réel, et alors... est-ce que cela en vaut encore la peine ?

Une illustration de société virtuelle libre de subsidiarité se trouve dans l'ouvrage "La transmission des compétences personnelles à l'ère numérique" (http://cariljph.free.fr/) : la finalité est dans le titre, la construction de la société virtuelle pour s'en approcher reste un vrai défi, mais on montre que tout est faisable.

24 juin 2011

Réseaux sociaux, espaces de divertissement ou nouvelles formes sociales ?

Au-delà des réseaux sociaux actuels et de leurs imperfections, comment ne pas voir que le Web nous rend capables de créations sociales, certes "virtuelles", néanmoins parfaitement vivantes et habitées ? En parallèle, comment ignorer que dans nos sociétés réelles, la frontière entre le jeu et la vie s'estompe : théâtre de jeux de pouvoirs délirants, cinéma des règles sociales obsolètes, médiatisation permanente des citoyens-enfants... ? Cette évolution est-elle une catastrophe ou une opportunité en regard d'un nouveau potentiel de création sociale sur le Web ?

Posons la question autrement : comment pouvons-nous maîtriser une vraie création sociale à venir sur le Web, dans son ambivalence ludique et fonctionnelle ?

Partons de deux ouvrages d'études sociales, l'un classique généraliste, l'autre contemporain spécialisé :

Les jeux et les hommes, le masque et le vertige de Roger Caillois
Editions Gallimard, folio essais, 1967

Génération Otaku, les enfants de la postmodernité de Hiroki Azuma
Hachette Littératures, 2008

Dans le premier ouvrage, l'auteur tente l'élaboration d'une sociologie générale à partir des jeux, et plus précisément à partir de qu'il considère comme les principes universels des jeux : compétition, hasard, simulacre, vertige.

Dans le second ouvrage, l'auteur tente une prospective culturelle à partir de l'interprétation du phénomène Otaku, les jeunes Japonais immergés volontaires dans un univers de réseaux tribaux consacrés à la recombinaison d'éléments imaginaires des mangas et des dessins animés, à l'infini.

Ces ouvrages relatent deux démarches intellectuelles différentes, développent deux ambitions différentes. Cependant, ils sont tous les deux destinés à mieux comprendre la société humaine à partir de ses créations ludiques vues comme des phénomènes sociaux.

Le premier ouvrage, celui de R. Caillois, est étourdissant d'érudition, accumulant les exemples à l'appui des principes de jeu proposés par l'auteur et de leurs combinaisons possibles, dans les cultures antiques et modernes. Mais, sous la vague démonstrative, on finit par se demander si lesdits "principes" (compétition, hasard, simulacre, vertige) ne seraient pas plutôt des éléments d'une mécanique de l'être humain en vue d'atteindre ou de rechercher des finalités sociales, des moyens plutôt que des fins.

L'ouvrage d'Azuma se concentre sur la description du mode de vie et de pensée des Otakus dans le courant des évolutions récentes de la société japonaise. Il décrit leur refus de tout "grand récit" au profit d'une infinité potentielle de "petits récits" constitués à partir d'éléments piochés dans des "bases de données" d'extraits scénaristiques, de caractères de personnages, de modes comportementales, de détails d'apparence formelle, etc. Malgré le contexte spécifiquement japonais, on se sent souvent proche des Otakus, dans notre vie réelle.

L'analyse comparative des deux ouvrages pourrait, à elle seule, nourrir plusieurs thèses contradictoires et pertinentes. Dans quelle mesure pourrait-on dire que l'ouvrage de Caillois contient celui d'Azuma ou au moins l'anticipe ? Pourrait-on soutenir, au contraire, que le livre d'Azuma actualise le livre de Caillois ou au moins le complète ? Et tous les deux ne seraient-ils pas chamboulés par un éclairage des ressorts mimétiques à l'oeuvre dans la création et la diffusion des jeux et des formes sociales ?

Revenons plutôt à notre question de départ : comment pouvons-nous maîtriser la création sociale à venir sur le Web ?

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Oh désespoir, nos deux ouvrages de référence nous abandonnent juste au moment où ils pourraient nous apporter un début de réponse !

L'ouvrage de Caillois (écrit bien avant l'expansion d'Internet) refuse la question a priori, en relèguant les jeux au rang d'expressions marginales et simplifiées du monde réel. Extraits du chapitre V Pour une sociologie à partir des jeux : Toute institution fonctionne en partie comme un jeu... Autrement dit, les principes qui président aux différentes sortes de jeux... se manifestent également en dehors de l'univers clos du jeu. Mais il faut bien se souvenir qu'ils gouvernent ce dernier absolument, sans résistance et pour ainsi dire comme un monde fictif sans matière ni pesanteur, alors que, dans l'univers confus, inextricable des rapports humains réels, leur action n'est jamais isolée, ni souveraine, ni limitée d'avance. Ah bon ?

Usant d'une autre forme d'évasion littéraire, l'ouvrage d'Azuma se termine sur un chapitre où les Otakus sont les révélateurs d'une évolution sociale cataclysmique : ... Ils ressentent une plus forte authenticité dans la fiction que dans le réel et la plupart de leurs relations se réduisent à un échange d'informations... Les Otakus recherchent des émotions dans la fiction... Il y a aussi une transformation dans la nature même des sentiments... Dans le monde postmoderne de type base de données, les grandes sympathies ne sont plus possibles... Pour définir ce nouveau genre d'individu, je le qualifierai d'animal en réseau branché sur les bases de données. L'humain moderne était un animal lié à un récit. Il pouvait satisfaire son besoin individuel de donner un sens à la vie à travers ses relations avec d'autres individus. Autrement dit, il pouvait relier grands et petits récits. L'humain postmoderne, en revanche, échoue à combler son désir de sens au moyen de ses relations sociales et retourne à des besoins animaux qu'il satisfait seul. Sans lien entre petits et grands non-récits, le monde dans son ensemble est simplement là, flottant, ne livrant aucun sens à l'existence.... Oui, et alors ?

Cependant, ces lectures sont utiles ! En effet, au minimum, elles nous suggèrent ce que nous devons éviter, à défaut de nous indiquer un cheminement tout construit.

Traduisons les leçons de nos lectures en positivant, pour le bon usage de notre nouveau pouvoir de création sociale sur le Web :

  • d'abord faire une cure d'humilité : abandonner nos préjugés humanistes, nous reconnaître comme des machines sociales, afin de nous libérer mentalement des valeurs et logiques de pensée relatives aux complexités et aux pesanteurs de nos formes sociales habituelles,
  • exprimer des finalités sociales pratiques et simples,
  • créer autant de sociétés spécialisées que de finalités différentes,
  • définir des règles minimales de vie sociale en fonction et pour la durée des seules finalités portées par chaque société spécialisée.


Sinon, nous créerons des entités sociales monstrueuses, qui forcément se transformeront en instruments de ruine, ainsi qu'il en est à chaque fois que nous tentons d'édifier une ultra-solution pour dépasser notre humanité (tour de Babel et nombreux exemples récents).

Il serait trop long de détailler ici les conséquences de ces leçons de modeste apparence, voici quelques exemples :

  • vouloir "liberté, égalité, fraternité" dans une société consacrée à une forme de compétition, ce n'est pas cohérent, quelque chose dans la logique informatique va coincer
  • dans une société Web où l'égalité entre les individus est nécessaire, identifier ces individus comme dans la société civile en embarquant toute la pesanteur induite de la "vraie société", est au minimum dangereux, peut-être fatal
  • une société virtuelle constituée pour un remue-méninges ponctuel et une société virtuelle constituée pour l'édition Web d'une encyclopédie permanente spécialisée... n'ont pas grand chose en commun dans leurs finalités, leurs modes de fonctionnement, leurs gestion des individus, leurs modalités d'échanges entre les individus, etc.


La création de sociétés virtuelles sur le Web, nous n'en sommes qu'à la préhistoire, il reste un univers à découvrir !

L'essai sur la "transmission des compétences personnelles à l'ère numérique" de Dominique Perry-Kollo (http://cariljph.free.fr/) reste, à ma connaissance, le premier ouvrage proposant des réponses et des anticipations conformes aux considérations précédentes.

15 juin 2011

Pour une révolution sociale

L'ouvrage proposé ici http://cariljph.free.fr/ est un essai révolutionnaire, sous des apparences gentillettes.

Le sujet, c'est la transmission des compétences personnelles à l'ére numérique, mais la réflexion menée dans le bouquin est plus générale.

Le livre développe une mise en question des solutions numériques existantes, de leur pérennité, de l'authenticité de leur souci des personnes. A l'évidence, ces solutions existantes ne peuvent suffire à reconcilier notre avenir avec notre passé dans un monde où les techniques, les idées, les modes de vie évoluent à grande vitesse.

Comment alors partager nos compétences personnelles, savantes ou banales, hors de toute compromission publicitaire, hors de toute exploitation (y compris les exploitations indirectes en arrière plan sous la forme de statistiques globalisées) ? Ensuite, comment pouvons-nous espérer exprimer aujourd'hui nos compétences pour répondre à des attentes futures non formulées ? Bien évidemment, il ne peut exister de solution qu'au travers des dialogues de personne à personne, quelle que soient les cultures, opinions, professions....

C'est donc une société virtuelle complète qu'il faut imaginer, avec ses conventions, ses règles de conduite, ses outils.

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En traduction pratique, et en résumé, du point de vue de ma petite personne dans cette société virtuelle destinée à la transmission des compétences personnelles :

  • mon "site-héritage" est un site Web personnel que je maîtrise entièrement, contenu, accès, emplacement physique
  • mon site est structuré pour communiquer mes axes d'expérience, pas pour détailler mes compétences
  • son contenu est personnel, mais mon site est anonyme (mon nom, mes indicateurs de position sociale seraient des obstacles a priori)
  • un réseau de tuteurs m'aide à améliorer la rédaction initiale de mon site
  • l'outillage de rédaction me permet de relier les contenus de mon site à des référentiels permanents (dictionnaires, encyclopédies, collections de journaux,...) afin que leur contexte soit exprimé le plus finement possible à partir d'éléments communs permanents
  • un moteur de recherche spécifique me permet de trouver les autres sites personnels susceptibles de m'aider à compléter mes compétences
  • les réponses de ce moteur de recherche sont des objets que je peux enregistrer, traiter localement (filtres), utiliser dans les dialogues
  • le dialogue de personne à personne dans la phase initiale d'enquête en vue d'un échange de compétence est conduit selon une étiquette stricte, à la fois pour une communication efficace et pour éviter les excès (inquisition, intimidation, influence, imposture,...)
  • après accord entre un donateur et un bénéficiaire, les étapes de transmission d'une compétence spécifique sont réalisées par l'intermédiaire d'une plate forme collective adéquate, analogue à une plate forme de formation à distance

Pour une telle société virtuelle supposée éternelle, plusieurs services sont attendus des fournisseurs d'accès à Internet ou sont à créer spécifiquement, notamment :

  • isolement de la société virtuelle vis à vis du Web au grand large, protection des sites-héritages (sauf une partie déclarée comme publique), des dialogues entre personnes, des échanges sur la plate forme collective
  • protection de l'anonymat des sites-héritages
  • entretien des référentiels communs permanents (archivage versionné)
  • pérennité des liens entre les sites-héritages et les référentiels permanents
  • tenue de l'annuaire des tuteurs (anonymes)
  • fourniture de l'outillage de création, rédaction, entretien des sites par leurs auteurs autorisés
  • diffusion des conventions, règles, étiquettes, de la société virtuelle et de leurs mises à jour
  • fourniture du "moteur de recherche" adapté (ou base équivalente)
  • instrumentation du dialogue non instantané entre auteurs de sites-héritages, avec interruption et reprise, et possibilité de plusieurs dialogues simultanés par auteur
  • surveillance du niveau d'activité des auteurs de sites-héritages, détection des auteurs disparus, signalisation dans les réponses du moteur de recherche

Peut-être trouvez-vous que ces listes mélangent des éléments techniques inhabituels avec des articles de morale interne à une société virtuelle particulière ?

Hé bien, vous avez tout compris : une société virtuelle ne peut se réduire à l'utilisation d'un bidule informatique à la mode du moment, et les identités et lois sociales d'une société virtuelle doivent être conçues spécialement pour répondre aux finalités de ladite société.

TOUT RESTE A FAIRE dans l'univers des sociétés virtuelles !

13 juin 2011

Réseaux sociaux : pour quelles sociétés ?

Jetez-vous sur la Postface page 241 du bouquin ci-dessous si vous le trouvez quelque part (NB. Le lien http://www.ippolita.net/ est mort et de toute façon la version téléchargeable ne contenait pas la Postface de mars 2011). Elle contient une analyse bien féroce des réseaux sociaux.

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Ici, je vais insister sur un point.

C'est que les prétendues sociétés virtuelles desdits réseaux sociaux ne sont que des émanations normalisées d'une société affreusement réelle, une société dominée par le gaspillage, l'idolâtrie de la croïssance matérielle et la folie du pouvoir. D'ailleurs, le fonctionnement de ces réseaux sociaux provoque un gâchis énergétique considérable.

A l'opposé, de vraies sociétés virtuelles seraient forcément des créations sociales innovantes et décentralisées.

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Pour créer des sociétés virtuelles sur le Web, nous n'avons (presque) pas besoin de nouveaux outils, mais d'imagination, afin établir les fondations sociales, les règles de fonctionnement adaptées aux finalités de chaque nouvelle société virtuelle.

L'une des difficultés premières est celle du mode de dialogue entre les personnes dans le cadre de chaque société, pour ses finalités propres. Les nouvelles technologies, l'instantané, le spontané, ne sont pas toujours la solution pour instaurer un dialogue utile, même dans un cadre restreint à la famille, au voisinage, à une profession.... Ce sont de nouvelles formes de dialogues entre les personnes qu'il faut inventer, en tant que nouveaux modes de communication, après le langage des signes, la parole et l'écrit.

Où sont les spécialistes des sciences humaines, les philosophes... capables de proposer du concret et d'expérimenter des sociétés virtuelles ?

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